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dimanche 29 août 2010

La formule flirt - Anne Portugal / Version Live - Sigolène Prébois / Extraits. Poésie.

Parmi les nouvelles parutions aux Éditions P.O.L., j'ai choisi 4 poètes. À la suite de Les temps traversés de Michelle Grangaud, et de Météo des plages de Christian Prigent (blogue du 23 août 2010), je vous présente le recueil des deux autres poètes, soit La formule flirt, d'Anne Portugal; et, Version Live, de Sigolène Prébois. On poursuit la notion de couple, mais, rappelez-vous, au sens premier du terme donné par Le Petit Robert: couple vient de cople (1190), qui vient du latin copula, signifiant «lien, liaison». 

[] Pour Anne Portugal, les couples sont des textes qui vont deux par deux. Un face-à-face, une page paire et une page impaire, que j'ai essayé de rendre au mieux dans ce blogue. On comprend que le but visé ici est de donner un aperçu du recueil et, de là, vous inviter à le lire au complet dans sa présentation originale.

[] Sans le dire explicitement, Sigolène Prébois aborde le couple dont le lien est le plus intime qui soit: mère-enfant. Plus justement, la rupture définitive de ce lien: la mort d'une mère. Sans épanchement excessif, sans «miaulerie», le texte, bien au contraire, est simple et sincère -un texte nu, sans artifice. Les croquis naïfs de Catherine Lévy, qui accompagnent les courts paragraphes, sont là pour alléger la souffrance, la rendre supportable.
Vous serez, peut-être... désarçonnés par les croquis. Alors, relisez le texte avec votre cœur d'enfant... et rappelez-vous de visites au salon mortuaire ou revoyez des films qui en présentent. Vous trouverez:
« Des situations cocasses, des blagues vaseuses pour détendre l’atmosphère et la douleur exaspérante des pleureurs échaudés», écrit Thomas Flamerion.
Dans sa critique du recueil, Thomas Flamerion en livre une analyse fort et juste. Plutôt que de paraphraser son texte, je vous donne à lire sa critique du recueil: c'est une perle rare (je parle de sa critique... naturellement).


Anne Portugal LA FORMULE FLIRT, P.O.L., 96 pages

Ce nouveau recueil d'Anne Portugal évoque le tremblé des choses, il est construit à partir de textes qui vont deux par deux, se font face à face. Différents ils portent le même titre et se croisent en se frôlant, un peu à la manière de Jane et de Tarzan qui chacun sur sa liane va de son côté mais ils s'approchent de si près cependant, s'effleurent, cela s'appelle le flirt. On pourrait dire qu'il s'agit de ne jamais conclure, de ne jamais figer, de ne jamais entrer dans la chronologie dramatique: rien ne commence, rien ne peut s'arrêter. Tout est en suspens, fugitif, évanescent: on peut appeler ça la poésie, une certaine formule flirt de la poésie, cela pourrait être l'amour.

Voici des extraits de La formule flirt, d'Anne Portugal

on aimait à se rendre et peu situés connaître
qu’on était des naïfs
que des bouquets juxtaposés
que chacun avait son truc social
minimum tendre
de la fancy surprise nous disions
corps secret
des liaisons du courant
nous disions
justement ligne
ainsi de l’ordre à un autre

L’exercice simple à son fiancé
à son nouvel l’appartement des terres
peut pas sonner le triomphe lys blancs
où le ranger l’adresse égare
tout corps voisin du sien
p.8
[texte en vis-à-vis]
avoir vu sa créature à l’intérieur
d’un format elle était on la refait
à la sphère plus qu’à la première
dans les fils et qu’il est né dedans
tenue de tout à l’heure.
p.9

Cher seul décor il faut qu’il soit petit
s’adapte à l’opacité la modèle l’ombre
avec des traits délai sens
à un proche je t’aime saisir dans
un léger sang d’insecte sur épingle
p.10

[texte en vis-à-vis]
réduit bonus de l’édifice l’aiguille
oh voilà qu’elle se trouve si concurrente de
des ailes au choix elle va circuler autour
jette des clous bang dans le décor
est proposée est affûtée d’alfa précision.
p.11

Cette ouverture est traitée d’origine
jetée sur la grand-route section
la poussière aux méchants halte bon capitaine
simple consolidation des rambardes
dextérité pour l’attente de la fée aussi bas
que vous et elle dans quelle mesure elle brode
p.12

[texte en vis-à-vis]
surface docile se changer d’où elle part
son vieux jour suspecté tout d’argent
que parc exclut que dans le défilé
rarement les retrouve panorama les amis
une foule de gens votre point à ce corps de boutons
livraison d’illustrés l’indiffère et décore les allées.
p.13


Tout son matin se réfugie tréma
son caractère réduit dès qu’il s’agit de permanence
le choix naturellement des ifs sa valeur exiguë
pour une composition graphique la rêve
avec des foules régent d’imitation
p.14

[texte en vis-à-vis]
avant propos avant la naissance où il est
avant lui l’a écrit en pensant à l’autre d’orléans
tous les frais du voyage des glaçons et la liste est close
pour qui veut être kidnappé nous sommes spécialistes
ou affirmons que l’on est disposé.
p.15


Toi brother pour gagner la ville des roses initiales
à ton nom mets des lèvres à la belle meunière
indication de toi simplement conditionnelle
ne pouvant concentrer un tel rôle négocie
opium motion processus inconscient dossier
régisseur et le matériel serait le plus joli
p.16

[texte en vis-à-vis]
passait dans les veines porsche pressa le cou
s’améliora vit ce soleil jusqu’à poser devant
épuisée rouge volume refondation conversa
pensa un peu que tout est résidence au lieu
d’herbe y’a en pinçant les lèvres individus
jolis dauphins pointus qui rentrent à la maison.
p.17


Voyageait libre cours avec une grande partie du mobilier
que j’ai plaisir tout se passait en excentricité
à sa faveur vivants milieux les milieux panachés
et poursuivait plus calmement préférait elle aussi
d’apparaître et puis de disparaître en gute nacht
allant se disait sur ce sujet le service appartient
à l’immédiat
p.18

[texte en vis-à-vis]
vrai l’isolement d’une santé le bon déroulement
de la rivière un prénom avec des paysages il
se servait de ces petits indices et c’est quoi le suivant
le catalogue l’accompagnait permet d’y adhérer
l’emplacement bonne nuit sans conséquence
ordonnait au-dessous et comment il faut faire
sa mobilisation physique.
p.19



De l’effort perpétuel juste échappait au vide
l’emmenait dans sa bibliothèque tôt et elle
disposait de la voiture parcourait les longs jours
se sentait sur l’eau exemplaire
dressait devant des cercles clairement apparus
partait humaine sectionnait des localisations
p.20

[texte en vis-à-vis]
lui-même surpris ne l’agitait pas davantage
son corps à vitesse solennelle rendu à la circulation
il l’accorde en adoptant penses-tu trouver un beau
terrier une succession de blancs si frais
en longueur en quelque plaine s’affirmant
radical a inventé comme il appartenait.
p.21

}{ }{ }{


Sigolène Prébois, VERSION LIVE, P.O.L. 224 pages, ill. par avec Catherine Lévy

«Quelques minutes à peine suffisent(1) pour parcourir cette ‘Version Live’ de la mort d’une mère. Quelques minutes volées au temps distendu de l’agonie et aux jours de l’après, lorsque les trivialités funéraires agacent et absorbent. Là où d’autres auscultent la souffrance pour en appuyer la violence, Sigolène Prébois préfère cristalliser ces moments irréels où le drame flirte avec l’absurde.

Son arme, pour exorciser la peine, c’est son dessin naïf, ses personnages à peine esquissés qui, sous le masque d’animaux pour les plus proches, perdent de leur gravité. Pourtant l’angoisse de l’attente insupportable est bien palpable. Elle se déroule jusqu’au dernier souffle d’un corps décharné, dont l’énergie forcément extraordinaire s’échappe injustement.

Mais c’est dans l’humour désespéré des jours qui précèdent la mise en bière que s’épanouit l’insoutenable légèreté du deuil. Des situations cocasses, des blagues vaseuses pour détendre l’atmosphère et la douleur exaspérante des pleureurs échaudés, Sigolène Prébois inscrit à sa manière la perte d’un être cher dans la course effrénée de la vie.

Un rythme dévorant, ridicule, qui laisse à peine le temps de digérer le choc entre la commande d’un cercueil en cellulose sur son iPhone et la dispersion de biens qu’on ne peut conserver. Le texte télégraphié - et télégraphique - qui accompagne ces sobres croquis se contente parfois d’en répéter le sens. Et l’inévitable chagrin des enfants ne s’illustre qu’au travers de pudiques réflexes affectueux.
Mais ce touchant roman graphique, étonnamment publié chez P.O.L, ne manque ni de poésie ni de justesse.»
Critique par Thomas Flamerion, sur evene.fr


Voici des extraits de Version Live, de Sigolène Prébois

Élisabeth me téléphone en milieu
de journée. Élisabeth, c’est la jeune
femme philippine qui s’occupe de ma
mère depuis qu’elle est malade.
En général, elle m’appelle
plutôt le soir.[croquis 1]
[croquis 1]

Elle me dit que ma mère n’a pas l’air
en grande forme et que l’une de ses
jambes est gonflée.[croquis 2]
[croquis 2]

Elle décide de l’emmener voir
un médecin.[croquis 3]
[croquis 3]

Une heure après, le téléphone sonne
encore.[croquis 4]
[croquis 4]

Elle a été transportée directement
aux urgences.[croquis 5]
[croquis 5]


Un ambulancier est venu la chercher.
[croquis 6]
[croquis 6]


Bastille-Sablons. C’est long pour se
faire du mouron. [croquis 7]
[croquis 7]

Autres extraits
Deux moments pénibles à vivre. Ils font d'autant plus mal qu'ils sont écrits en termes simples, sans artifice, dans un langage «de tous les jours». Et... cela n'arrive pas qu'aux autres. 


Le coup de fil qu'on ne voudrait jamais, mais jamais, recevoir:

«Ha bonjour, oui alors on a essayé de vous joindre ce matin un peu plus tôt, mais c'était votre répondeur, alors c'est bien que vous nous rappeliez parce qu'on voulait vous dire quelque chose, oui alors ce matin, tôt hein, vers 5 heures les infirmières sont passées voir votre maman, ce qu'elles font tous les matins, hein, et alors elles se sont rendu compte qu'elle était morte dans son sommeil, ce matin, alors voilà, faut passer, hein? faut venir, hein ?»

Le plus cruel des constats:
« La chambre a été faite. Il ne reste rien »

Et alors, on fait un pas dans le vide...  Maman est morte! Le mot «orphelin» ou «orpheline» vous tape dans la cervelle comme un glas sans fin. 

Ainsi va la vie! Allez, ne soyez pas (trop) triste: profitez des moments heureux, des petits comme des grands!

Merci de me lire! Je vous reviens bientôt...
_____

vendredi 27 août 2010

Robert Lepage - Wagner à l'ère numérique / Renaud Machar - Le Monde

Robert Lepage, le Moulin à paroles,2009
Elle court, elle court... non pas la maladie d'amour, mais la nouvelle lancée sur Le Monde: Robert Lepage fait passer Wagner à l'ère numérique. Eh oui! Le metteur en scène québécois prépare une «Tétralogie» de haute technologie au Metropolitan Opera de New York. En effet, la première de L'Or du Rhin, le prologue du cycle, aura lieu le 27 septembre, tandis que La Walkyrie sera donnée en avril-mai 2011 et les deux derniers volets (Siegfried et Le Crépuscule des dieux) au cours de la saison suivante. Robert Lepage, on le devine à défaut de le savoir, n'est pas un novice en la matière. Il est renommé pour la haute technicité et le langage multimédia de ses spectacles. Mais qu'il travaille pour le théâtre ou l'opéra, pour le chanteur Peter Gabriel la troupe du Cirque du Soleil, le metteur en scène, et créateur hors-pair, a des credo:

Il veut... «Raconter des histoires avec le langage de la modernité.»

Mais... «Il ne faut jamais oublier que l'origine du théâtre, c'est un récit autour d'un feu, 
et la découverte d'ombres chinoises sur les murs d'une caverne.
C'est aussi simple et aussi beau que cela.»

Robert Lepage a mis en place et rodé son dispositif dans les locaux de sa compagnie, Ex Machina, installée dans la ville de Québec, avant de transférer à New York les répétitions avec doublures et cascadeurs. Il précise que...

«Certains chanteurs assureront eux-mêmes les cascades.
Mais il y aura aussi des acrobates, de sorte que ceci, 
je l'espère, contribuera au mystère foisonnant du spectacle.»

Quelle sera la place du jeu d'acteur dans cette impressionnante machinerie high-tech? demande Renaud Machar de Le Monde.

«Tout sera techniquement réglé avant l'arrivée des chanteurs. 
Mais leur corporalité, leur musicalité vont habiter poétiquement ces processus. 
Je ne vais pas les livrer à eux-mêmes, loin de là, mais je veux me laisser surprendre,
laisser s'exprimer cette part décisive d'incarnation, d'invention»

«Les recherches en informatique ont permis de développer un équivalent visuel à la transformation du son en temps réel que pratiquent les laboratoires de recherche musicale. Désormais, les machines nous permettent de laisser libre cours à une part de hasard, d'invention spontanée. Ainsi, les mouvements, les silences et la densité sonore des chanteurs, qui ne sont jamais tout à fait les mêmes d'une représentation à l'autre, influeront-ils en direct sur les images projetées...»

«Le vivant reste donc le moteur principal du jeu électronique...»

Cette Tétralogie est une très lourde affaire, dans tous les sens du terme: pour ce festival d'environ quinze heures de musique, Lepage a imaginé une structure scénique qui a exigé que le Met renforce in extremis une partie de son plateau afin d'accueillir l'énorme machinerie qui le commande par le biais d'une forêt d'ordinateurs, écrit Renaud Machar. Qu'à cela ne tienne,  le Met n'a pas lésiné, il a accordé une «rallonge» budgétaire pour couvrir les coûts additionnels qu'entraîne l'installation de la machinerie (chère, ma chère).


Cette Tétralogie aura pour seul décor un dispositif d'une très haute technologie: constitué de lattes, il peut, au gré de la mise en scène, se muer en architectures diverses (rempart, escalier, plan incliné, forêt, vrille, tapis volant, etc.) sur lesquelles les personnages évoluent de manière irréelle. La «peau» de ce monstre en constante métamorphose est «tatouée» par des projections lumineuses électroniques.

«La préparation et l'automation ont donné beaucoup de fil à retordre à mes collaborateurs»
Mais... «Il n'est pas question d'en faire une affaire technologique mais poétique.»

«Cette nouvelle production est l'une des plus ambitieuses qu'ait connues la maison. Je suis certain de son succès et que c'est le type même d'invention scénique dont Wagner aurait été fier !», nous a confié M. Gelb au cours de la première répétition technique au Met, le 10 août. Quelques jours plus tard, les chiffres de la location lui donnaient raison: les représentations de L'Or du Rhin étaient complètes et la billetterie battait tous les records. (propos recueillis par Renaud Machar)

Source:  Robert Lepage fait passer Wagner à l'ère numérique, article du journal Le Monde, par Renaud Machar,qui termine son texte par cette phrase, qui est à noter: «Nul doute que la caverne de Fafner le dragon ne ressemblera à aucune autre, et qu'on n'y verra que du feu.»
De cet article, j'ai surtout tiré des citations de Robert Le page. Pour le lire au complet, cliquer ici.

Photo: Ex Machina situé dans la ville de Québec, au Québec. 
En attendant le MET, écoutez la Tétralogie de Wagner: vous verrez comme c'est beau! 
Et... imaginez votre mise en scène. Pourquoi pas!
Excellent journée. À dimanche! 

lundi 23 août 2010

Les temps traversés - Michelle Grangaud / Météo des plages - Christian Prigent / Extraits. Poésie.

Il vient de paraître aux Éditions P.O.L. des recueils de poésie. J'ai choisi, pour vous et moi, 4 poètes. Aujourd'hui, je vous présente deux de ces recueils: celui de Michelle Grangaud, Les temps traversés; et celui de Christian Prigent, Météo des plages. Le couple est le thème commun aux textes de poésie que je présente en cette journée grise et pluvieuse -de quoi l'ensoleiller. Un homme, une femme, tralala... un flirt... Eh bien non, vous n'y êtes pas... Aussi, pour nous comprendre, fions-nous à ce qu'en dit mon ami Le Petit Robert: couple vient de cople (1190), qui vient du latin copula, signifiant «lien, liaison».

«Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément»
Nicolas Boileau, L'Art poétique, 1674

Vous m'entendez venir avec mes jolis sabots... Chez Michelle Grangaud, les couples sont des bimots (substantif + adjectif) que rapprochent leur date d'apparition dans la langue française; Christian Prigent, pour sa part, fait le lien avec la météo et la plage. Les auteures «masqués» dont je vous réserve la surprise aborde aussi la question du couple, mais à leur façon... Vous verrez!

¤¤¤

Michelle Grangaud, LES TEMPS TRAVERSÉS, P.O.L., 176 pages

«Reclasser les mots de la langue française (dans l'idéal : tous les mots) par ordre d'apparition dans l'écrit,
c'est le but que je poursuis, désormais, et qui procure de très agréables promenades à travers le temps.»
Michelle Grangaud
Le magnifique dictionnaire historique d'Alain Rey, paru en 1998 -et que je possède en version papier Bible: un vrai trésor!- , est la base sur laquelle l'ensemble du travail présenté dans Les Temps traversés a pu être réalisé.
Il se trouve que ce que les oulipiens nomment les bimots (substantif + adjectif) sont très présents, dans ce dictionnaire, datés, et en quantité suffisante pour qu'il soit possible d'en tirer des poèmes en forme de «Morale élémentaire», forme inventée par Raymond Queneau dans les dernières années de sa vie, et forme spécifiquement visuelle. Forme conçue pour la lecture silencieuse (les yeux seuls, avec le secours éventuel de l'oreille interne), lecture plus recueillie que l'autre.
Les morales élémentaires ici présentées sont millésimées, comme les vins, c'est-à-dire que, pour chacune tous les mots qui y sont utilisés (à l'exception des mots outils, articles, prépositions, conjonctions, verbes auxiliaires, etc.) proviennent d'une même et unique année; parfois, mais exceptionnellement, quelques années (une dizaine au maximum, le plus souvent deux ou trois) sont réunies pour former un seul poème.
La langue y apparaît pour ce qu'elle est en permanence, un cru délicieux. Cette œuvre séculaire qu'est la langue française, presque entièrement anonyme, et d'ailleurs collective, possède indiscutablement, comme toutes les autres langues du reste, un charme surpuissant.

Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey, Le Robert, 1998.
Michelle Grangaud choisit donc des mots dans ce dictionnaire d’Alain Rey, selon leur date d’apparition dans la langue française pour les mettre en poème, s’inspirant de la forme fixe inventé par Queneau en 1975. Voici des exemples de couples formés:
«Verge virile» et «Souverain pontife» (1509),
« Esprit fertile» et «Maladie secrète» (1558-1559),
« Galimatias» et «Homme de lettres» (1580),
« Histoire critique» et «Idée fugitive» (1677-1678)
« Sciences occultes» et «Mine patibulaire» (1690),
« Glandes salivaires » et « Filet mignon» (1718),
« Allitération» et «Sel sédatif» (1751),
« Roman historique» et «Tohu-bohu» (1763-1764),
« Instruction publique» et «Phallus impudique» (1791),
« Connaissances chimiques» et «Aliénation mentale» (1801),
« Tapage nocturne» et «Effluve magnétique» (1834),
« Scrutin proportionnel» et «Symphonie funèbre» (1839-1840),
« Père Noël» et «Exposition universelle» (1855),
« Langage artificiel» et «Herbe folle» (1890),
« Gaz asphyxiants» et «Complexe œdipien» (1916-1917),
« Narcoleptique» et «Europe galante» (1925-1927),
« Maison close» et «Ouvrier spécialisé» (1931),
« Camp nudiste» et «Génitif objectif» (1933

Si l’on voit défiler certains couples bras-dessus bras-dessous, d’autres laissent perplexes, à vue de nez, évidemment.. En l'an 1509... quel curieux couple, n'est-ce pas?

Extraits
(Fin XVIIe siècle)
«Dans le demi-sommeil
le bombardement
apparaît comme
un plagiat du spinozisme
dans un club
de matérialistes»

(1793)
«Le nivellement
des fortunes
c’est le mot
d’ordre pour
apprécier
le drame
de la vie»

(1803)
«Le secrétaire
de mairie va son
petit bonhomme
de chemin
comme la péniche
avec son hélice
à vapeur»

(1812)
«L’abbesse mène une
guérilla contre
la primipare
qui travaille comme
un nègre pendant
que l’abbesse dort
du sommeil du juste»


Une page du recueil - Début XVIe siècle, 1501-1509:























Le curieux couple «Verge virile» et «Souverain pontife» (1509)», vous le retrouvez? L'enchaînement des mots nous aide à y voir clair... Quelle inventivité! Admirable travail de moine... qui respire la joie.**

¤¤¤

Christian Prigent, MÉTÉO DES PLAGES, P.O.L. 144 pages.

Christian Prigent sous-titre son livre « Roman en vers », et de fait il s'agit à la fois d'un roman, d'un roman autobiographique dans la veine des derniers livres de l'auteur (Demain je meurs, Grand-mère Quéquette), et d'un livre de poésie.
Soit une journée à la plage, du « petit lever » au « nocturne » final, en passant par « pique-nique » et « petit quatre-heures ». D
Des personnages passent (parentèle, filles convoitées, déités en stage dans des marines rococo). Des événements ont lieu (idylles, marées noires, footing, noyades). On dialogue sur quelques points de morale et d'esthétique.
C'est donc du roman (quoique tué dans l'œuf). Mais en vers. Ces vers sont métrés (mais impairs, non mélodiques), rimés (même si souvent par acrobaties bouffonnes) et distribués en quelques centaines de quatrains.

Extraits*
Météo(rologie) : de meteorôlogia (= qui parle
des phénomènes célestes) ; de meteôros
(= haut, élevé, céleste / exalté, excité / dressé,
levé / incertain, instable) ; de airô (= lever,
exalter, emporter, détruire…).

Plage : de plagios (= oblique, penché, trans-
versal); rivage en pente douce, constitué de
débris ; espace de temps ; plage d’équilibre :
surface représentant les positions d’équilibre
dans les cas de frottement.

Prologue
(souvenir de Sandycove)

1
Sic : « le temps des corps fait des matières »,
Allons : au beige ou bleu des filières,
Erre ! In Arcadia (hic), rien est la Gloire
(Aura) des lieux, décors : bois-y ton déboire !

Car il n’est pour Ulysse ni (cyclope au
Seul oeil) toi (H.C.E. ? Dedalus ?) ni même
N’est Ithaque, ce lieu, Sandycove, aux eaux
D’huile lisse sur le sable extrême-

Ment bleu des éblouissements.
Tout (l’eau meuble, les effrangements
De soleil froid) flanche, plie : tu ne
Vois ni l’île ni bl OO m ni voiles ni le vitreux

Mazout – pourtant tout tu le sais y est,
Tout (l’Égée Kells Erin Anna Livia Plurabella)
Bobine dans ton crâne son cinéma, tout ça
Renaît si tu le veux, oui, si tu l’essaies.
p.11

2
Mais non : cy sont non noms mais plus ou moins
Matières, chairs, toutes d’odeurs pourries,
Émues d’ébullitions, subtiles ; mais dessous, loin
Dans la poudre d’oubli pulvérisée de ?, de si

(Zéro, rien, nada), tout roule boue, goémon
De quasi, d’enfin – d’appeaux de significations.
Etwas (quelque chose) : ce vase où tu (te) ch
(O)ies, c’est l’estran, l’étrangement mâch

É (naufrages, frai) – ou c’est comme ta tombe (ta
Dose de réel), la vase sans nom (ton poids
De défiguration, ta réincarnation en non,
Ta marche à même toi dans les oxydations).
p.12

3
Va, Personne est (avec) toi parmi les cris
Des sternes (nausée), la furie frêle
Des merdes, ou embruns, des ailes
(Nausicaa !), des pluies de plumes – si

Tu bouges, fétu de un parmi les nombres,
Vomis et tremble que ça ne sombre,
Tout, toi (viandes abolies, choses sans
Bords, roulis, crocs de rocs), niés dans

Cet énormément palpitant sonnant tour
Billon. Mmmm ! Monte, déplie-toi, cours,
Et meurs, âme, anémone de déraison,
Fleur de papier dans la luxueuse confusion.
p.13

4
C’est calice de délice cet évincement, cette
Négation douce-bleuissante. Coeur aux lèvres tu
Ne sens plus que l’éboulement, tu jettes
(La mémoire : crachat !) ta soupe de savoir échu

Dans le ressassement sec en bas, têtu, le
Ressac d’oubli qui frappe – Dieux que
Comme tes os la croûte maçonnée qui file
En bas dans l’ignoré est frêle, est labile !
p.14

Logue
(scènes de plage, 1948 > <2008)

I

On met son short et on y va

L’été, les fesses sont pâles
Benjamin Péret

1
(petit lever, 2006)

Oui, ça effraie ici, les mégaphones goélands
(Hymnes grincés ! voltes !) et l’épouvantable-
Ment dispendieusement palpable
Amenuisement de soi dans ce trem-

Blement. Bleu menteur, pâlis ! Liqueur
De haine, enivre les cœurs de bulles
Ulcérées ! Zéro mot, mobilité nulle.
Ultime image : agis = pisse (bonheur !)

Ta peur, copeaux de l’épaisseur, écor
Ces ou même les noirs, les virgulés scor
Pions en suspension genets; ajoncs.
Ainsi tu te divises, tu règnes : exaltation !
p.19

2
(panoramique)

« C’est la vie » (sic : dit quand tout est mort
Ou jonche près, quasi) – rumeur (l’aéroport)
Virgule l’épais, et brille, ou c’est le cor
Moran qui épingle un blanc. Furoncle d’or

Ou masse saumon y gonfle : grain !
Et les belles îles dans l’éclat plus loin,
Où vaches, mousses, clapot, sont dans
Ces vapeurs, nues, longues, seins luisants.

Pente à peine virgule Nike c’est pâle c’est la
Lèvre de plage (plaie de détritus, la belle !)
Gercée d’émois obliques. Sous l’aisselle
De la falaise l’informe pue et ploie.

Soleil pareil : il s’écrabouille – elle
Le boit, la mer, ou s’en barbouille
Et bave, lavis, ligne molle. Une nouille
(On disait horizon) scinde & mêle

Du mouillé du démesuré un falbala
De confiture (framboise) ; et de l’autreu
Côté (les ours, pingouins) dégoise un bleu
Électrique : on met son short et on y va.
p.20

3
(travelling)
Oh, c’est folklo dans les bistrots d’oriflammes gais,
La culture localisée rock et pommes d’amour ! Mais
L’alcool au centre tremble de lumière forte, hop : canard !
Et ce sac à main qui bouge c’est un chat. Puis on part

S’user, sous des risées et la petite pluie des sucres
Glace dans la descente oblique, les orteils
Aux rocailles ou se bleuir à des températures
Vu les épanchements pleuraux. Clic : clin de soleil !

À 0,52 m c’est entre épinard et poireau pâle ou
Prasin, les taxifolia dégobillées sur la plaie courbe
Par des étirements de langues de vagues. Puis : tourbe
Sèche et la chiffonnerie vanille et beige où nous

Risquons des plantes méticuleusement pâles que les cron
Cron de coques irritent jusqu’aux ganglions fourrés
D’iode. Au mi : la compression quinteuse des poumons,
Les taquineries en rafales dans les cheveux dégominés.

Devise au front de ciel sous feuillées nimbus : Sic
Nous transit glauque la ria maudite. Mais le flic
Floc dans la gadouille des plasticités pratiques
Pour pas s’arracher la couenne aux berniques
p.21

Deux vidéos sur YouTube nous aident à saisir le procédé de création du poète, et mieux apprécier son travail -car, c'est un travail, je le répète en m'appuyant sur nul autre que Boileau:
«Ô vous donc qui, brûlant d’une ardeur périlleuse,
Courez du bel esprit, la carrière épineuse,
N’allez pas sur des vers sans fruit vous consumer,
Ni prendre pour génie un amour de rimer.»
Nicolas Boileau, L’Art poétique, 1674

Que les rimailleurs, qui envahissent le marché, se le tiennent pour dit!





Vous avez lu? Vous avez vu? Alors le Soleil de la beauté vous habite!
C'est, du moins, ce que je vous souhaite de tout mon cœur.

Excellent journée! À bientôt...
___
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* Extraits tirets des pages en PDF sur P.O.L.
** Pour lire d'autres extraits, consulter le PDF sur P.O.L ici.

mercredi 18 août 2010

Archives de la vie littéraire sous l’occupation. À travers le désastre - R. O. Paxton, O. Corpet, C. Paulhan / Olivier Plat - Fondation La Poste

Quelle fut dans le contexte de la France des années 1939-1945, l’attitude des acteurs de la vie intellectuelle, écrivains, journalistes, éditeurs, imprimeurs, vis-à-vis de l’occupant? Pour répondre à cette question qui se pose avec acuité, Robert O. Paxton, Olivier Corpet, Claire Paulhan ont scruté des archives. Plus de 650 pièces d’archives, photographies, lettres, manuscrits, coupures de presse, documents bureaucratiques, tirés essentiellement des collections de l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC), de la New-York Public Library, de la Bibliothèque nationale du Québec, nous détaillent les différents visages de la France durant les six longues années qui ont précédés la chute du IIIème Reich.

Dans un article fouillé, simplement intitulé «Archives de la vie littéraire sous l’occupation», Olivier Plat nous livre un compte rendu détaillée et minutieux du livre des trois auteurs cités, Robert O. Paxton, Olivier Corpet, Claire Paulhan, livre qui a pour titre Archives de la vie littéraire sous l’occupation. À travers le désastre. Plutôt de paraphraser l'excellent article d'Olivier Plat, daté de été 2009-un modèle de recension, à mon avis- je vous le donne à lire. pour l'essentiel. Vous y apprendrez des choses étonnantes, et vous aurez sûrement envie comme moi de lire le livre en question. ( la mise en évidence est de moi).

Archives de la vie littéraire sous l’occupation Par Olivier Plat
«Dans sa lumineuse introduction, Robert Paxton nous remet en mémoire les caractéristiques de l’été 1940, ce «continent perdu». Face au choc et au désarroi de la défaite, la figure paternelle du vainqueur de Verdun fut un temps perçue comme un recours et l’occasion de prendre «un nouveau départ».

À ce titre, le témoignage du philosophe Paul Ricoeur (il se joignit provisoirement au «cercle Pétain» du camp de prisonniers de guerre où il était détenu) cité par l’historien américain, est éclairant :
«Je dois à la vérité de dire que, jusqu’en 1941, j’avais été séduit, avec d’autres - la propagande était
massive - par certains aspects du pétainisme. Probablement ai-je retourné contre la République le sentiment d’avoir participé à sa faiblesse, le sentiment qu’il fallait refaire une France forte. Cela a été le cas tant que nous n’avons pas reçu d’informations, tant que n’avons pas été touchés par la BBC que, grâce aux gaullistes du camp, nous avons pu écouter à partir de l’hiver 1941-1942».

L’évolution du régime aidant, les brusques changements d’attitude furent fréquents à cette époque: ainsi de François Mitterrand qui après avoir été un modeste fonctionnaire sous Vichy s’engage activement dans la Résistance, ou de Paul Claudel, qui crut voir assez de vertu dans la «Révolution nationale» pour en 1940 écrire les respectueuses «Paroles au Maréchal», ce qui ne l’empêchera pas, un an plus tard, d’exprimer au grand rabbin de Paris «le dégoût, l’horreur et l’indignation» pour la façon dont Vichy traitait les juifs.

Peu d’écrivains durant cette période optèrent pour le silence, à l’exemple de René Char, d’André Malraux ou de Michel Leiris qui dans son journal évoque
«cette vraie maladie des "gens de lettres" qui ne conçoivent pas la possibilité de se taire et pour qui ne pas publier équivaut à une espèce d’anéantissement »

Jean Guéhenno quant à lui s’attriste de ce que
«l’homme de lettres n’est pas une des plus grandes espèces humaines. Incapable de rester longtemps caché, il vendrait son âme pour que son nom paraisse

Rares furent aussi parmi eux, les résistants de la première heure, tel Jean Paulhan arrêté en février 1942 comme membre du réseau du musée de l’homme, et qui ne dût la vie sauve que grâce à l’intervention de Drieu la Rochelle (sept des camarades de Paulhan furent fusillés au mont Valérien).

Elles semblent déjà loin, les Décades de Pontigny, où l’on voyait des intellectuels de tous pays, de toutes opinions, conversant sous les charmilles. Elles servirent également de refuge pour les exilés d’Allemagne. [...]

Une lettre de Jean-Paul Sartre narre à Jean Paulhan ses exploits de météorologiste : «Je lâche des ballons comme des colombes... » Il s’est décidé à écrire un journal de sa «drôle de guerre», malgré le dégoût que lui inspire cet exercice :
«C’est une mesure d’hygiène : j’y déverse tout ce que m’inspirent la guerre et ma condition de soldat et, de la sorte, ayant payé ma dette à l’actualité, j’ai l’esprit libre pour écrire un roman très pacifique qui se passe en 1938.»

En six brèves semaines, l’armée française est balayée par l’ennemi. Plus de huit millions de Français, Belges, Hollandais, sont jetés sur les routes.»
[...]

Le récit de cet exode a été livré par Marguerite Bloch, «Sur les routes avec le peuple de France. 12 Juin - 29 juin 1940», dont j'ai parlé dans mon dernier blogue. Pour lire ou relire ce billet, cliquez ici.

Olivier Plat poursuit:
«Étrange Paris de l’an 1940, sorte d’année zéro.

Photos surréalistes des Parisiens sous l’Occupation pour nos yeux d’aujourd’hui : un glaneur au jardin des tuileries (que ramasse-t-il ? on aimerait le savoir...), une femme assise sur un banc de pierre, absorbée dans la lecture de son journal, un coq se tient lui aussi sur ce banc, et si l’on y regarde de plus près on lui voit un fil à la patte. Robert Doisneau suggère l’essentiel de ce qui préoccupe les Français en ces temps de restrictions: la nourriture. L’essence ayant été réquisitionnée par les Allemands, le «pays France» écologiste avant l’heure, roule à vélo comme nous le montre un article illustré dans «l’Almanach Hachette»; on y voit aussi des réclames pour le cours Pigier «Hâtez-vous d’apprendre l’Allemand».

Mais l’ennemi pour l’occupant et le gouvernement de Vichy, ce sont les juifs, les francs-maçons, les communistes.
«Par qui voulez-vous être assassiné?» clame une affiche invitant à un débat sur le bolchevisme organisé par des «patriotes clairvoyants». Dans la Gerbe du 17 avril 1941, «Les traits du type judaïque», un article de «Montandon l’anthropologiste», personnage que l’on retrouve dans Féerie pour une autre fois de Céline... Il ne s’agit pas seulement de mots en l’air...

L’État Français achève de sombrer dans l’abjection en coopérant activement avec les nazis, allant même parfois jusqu’à outrepasser leurs demandes, en édictant différentes lois portant sur le statut des juifs, dont la première dès le 3 octobre 1940. Deux feuillets jaunis, aux bords déchirés, un extrait du Journal officiel conservé par Irène Némirovsky, l’auteur du roman Suite française, auquel sera attribué un prix Goncourt posthume.
Il s’agit de l’article du 4 octobre qui vient en complément de la loi du 3 octobre, donnant aux préfets le pouvoir d’interner les juifs étrangers et qui ne la concerne que trop: arrêtée par la police française le 13 juillet 1942, elle sera dirigée sur Pithiviers et déportée à Auschwitz par le convoi n°6, comptant 809 hommes et 119 femmes.

«Pour ma part, depuis plusieurs années déjà je voyais venir ce qui est arrivé ; mais la réalité s’est chargée de dépasser ce que la fantaisie la plus sombre aurait pu imaginer. Nous avons touché le fond de l’abîme. Du moins saurons-nous maintenant où était le mal.» écrit Henri Bergson à Léon Brunschvicg le 31 juillet 1940.

En regard d’un Sacha Guitry qui dans un ouvrage publié en 1944 célèbre la France éternelle de «Jeanne d’Arc à Philippe Pétain», des appels au meurtre d’un Brasillach ou des diatribes antisémites d’un Céline, des listes de livres interdits «Otto» et «Bernhard» de la Propaganda-Staffel, de la NRF «aryanisée» de Drieu, du voyage à Weimar de certains intellectuels et artistes français ou du vibrant discours prononcé par Cocteau en hommage à Arno Breker, le sculpteur de Hitler, dont la presse officielle se fait complaisamment l’écho, …

… il y a ces petits bouts de papiers anonymes qui subvertissent l’espace public, abandonnés sur un banc, une table de café, à un guichet de poste, «fine clarté entre l’étoffe et la peau» pour paraphraser Jean Paulhan, une efflorescence de journaux qui circulent sous le manteau (plus de 1 015 titres répertoriés par la Bibliothèque nationale de France),
… de revues littéraires clandestines, dont l’une des principales Les Lettres françaises fut fondée par un communiste Jacques Decour et un non-communiste Jean Paulhan,
… il y a la librairie de Jeanne Wagner «Au vœu de Louis XIII» qui sert de boîte aux lettres, de dépôt d’armes et de faux papiers pour les armées de l’ombre (elle le paiera de sa vie),
… il y a cet hymne à la Résistance intellectuelle que fut le poème «Liberté» de Paul Eluard, parachuté à des milliers d’exemplaires par les avions de la RAF sur le territoire français,
… il y a cet exploit stupéfiant des Éditions de Minuit qui impriment clandestinement plus de vingt-cinq titres dont le célèbre «Silence de la mer» de Vercors et le recueil intitulé «L’Honneur des poètes» auquel contribue Robert Desnos avec son poème résistant «Le Veilleur du Pont-au-Change».

Puis il y a le retour des survivants des camps et cette lettre déchirante de Marguerite Duras à Robert Antelme, datée de «mardi midi » [8 mai 45] :
«Tu es vivant. Tu es vivant. Je ne sais pas d’où je reviens moi aussi. Combien de temps suis-je restée dans cet enfer ? [...] Sois prudent. Il ne faut pas trop manger. Et pas d’alcool, pas une goutte. Il fait beau. C’est la Paix. Tu vis. Qu’il est beau ce jour Robert

}{ }{ }{
Le livre à lire, fruit d'une recherche minutieuse, d'un examen attentif et d'une analyse approfondie et étendue:
Archives de la vie littéraire sous l’occupation. À travers le désastre,
Robert O. Paxton, Olivier Corpet, Claire Paulhan,Tallandier / IMEC éditeur, 2009.

À lire, sans faute, la fiche ouvrage sur Tallandier. Vous la trouverez ici. Vous pourrez mieux cerner le contenu de l'ouvrage, et savoir qui sont les auteurs. J'y vois une lecture essentielle.

L'article à lire: Archives de la vie littéraire sous l’occupation», par Olivier Plat, été 2009. Il est ici.

Un site à connaître: Fondation La Poste. Un véritable coffre à trésors.

Sur ce, je vous souhaite une bonne journée! Et bonne lecture!

dimanche 15 août 2010

Sur les routes avec le peuple de France. 12 – 20 juin 1940 - Marguerite Bloch / Mai 1940, les enfants de l'exode / Extraits - Vidéo.

Ayant de la suite dans les idées, je vous propose de lire… dans le train. Que vous alliez à Poitiers, ou ailleurs, quelle que soit votre destination en train, la suggestion de Jérôme Garcin –que je fais mienne- tient… les rails.
Il écrit : «Cet été, si vous allez à Poitiers en TGV depuis Paris, comptez une heure trente. Le temps de lire, à tête reposée, dans ce confort ouaté que le silence donne à la vitesse, l'incroyable récit d'une femme jetée, il y a soixante-dix ans, sur la longue route de l'exode. Partie à pied de Paris, le 12 juin 1940, elle arrive à Poitiers le 29 juin. »(1)

Oui, cette femme, Germaine Bloch, et tant d’autres, des enfants, des malades, des infirmes, des vieux et des «moins vieux»… des gens de toutes classes sociales fuient Paris sous l’avancée des Allemands.

«Elle est accompagnée de sa fille enceinte –Marianne, d'une amie allemande, d'un peintre flamand –Frans Masereel- et de son épouse. Elle décrit, jour après jour, la lente progression de leur petite troupe vers la Loire par les routes secondaires. La traversée des villages aux volets clos et aux commerces fermés. Les nuits blanches dans les granges, les presbytères, à la belle étoile. Les pieds cloqués qu'on soigne à la pommade de Reclus. La faim, la soif, le désarroi. Et, soudain, l'annonce de la signature de l'armistice qui couronne, en pleine campagne, une chorégraphie de l'absurde dont ils sont les témoins accablés : derrière eux, les troupes allemandes aguerries descendent vers le sud ; devant eux, les soldats français en loques remontent vers le nord ; au milieu, la cohorte sans fin des civils apeurés dont "l'étrange silence [lui] paraît un hurlement "». Jérôme Garcin(1)

Qui est donc Germaine Bloch?
Pierre Largesse, historien, la présente ainsi : «Marguerite (1884-1975), née Herzog, d’une famille de fabricants de drap alsaciens, était la sœur d’Émile (André Maurois). À dix-neuf ans, elle rencontre Jean-Richard Bloch (1884-1947), jeune agrégé d'allemand et futur romancier. Ils se marient à Elbeuf en 1907 et auront cinq enfants. Cette famille juive et communiste participe pleinement à la vie intellectuelle et politique ; elle allait être frappée de plein fouet par la guerre.»(2)

Mercredi 12 juin 1940, 21 h 30. Dans son appartement de la rue de Richelieu, à Paris, Marguerite Bloch, […] allume la radio. Les nouvelles sont terrifiantes : «L'ennemi accentue sa pression des deux côtés de la capitale.» Impossible de dormir. La peur, bien sûr. Mais aussi le bruit. Celui des canons, au loin. Celui des gens, surtout, écrit-elle(3) :

«Des gens à pied, avec des ballots, des sacs, des valises ; des gens à bicyclette avec des chargements biscornus, des gens avec des poussettes, des charrettes à bras, et dessus, au milieu des paquets, les enfants, leurs jouets, quelquefois une vieille femme»

Juive et communiste… aussi bien dire en danger de mort, elle et ses proches. Les Bloch craignent, avec raison, d’être arrêtés par les Nazis. Marguerite va donc fuir Paris avec sa fille et des amis, alors que son mari fuit de son côté. Elle cherche à rejoindre la maison familiale à Poitiers, elle réussira. En effet, Marguerite et sa fille retrouvent Jean-Richard dans leur maison de La Mérigotte, en Poitou. Avec l’aide de l’ambassade soviétique, le couple Bloch quitte la France pour l’Union soviétique le 15 avril 1941, il reviendra en France quelques années plus tard.

«Sur les routes avec le peuple de France. 12 – 20 juin 1940»
Simplement signée à l’origine «Une Française», ce récit de Marguerite Bloch vient d’être publié. «Claire Paulhan, grande éditrice d'introuvables, a déniché ce manuscrit dans les archives de son grand-père, Jean Paulhan, le patron de la NRF, qui l'avait jugé aussi «poignant» que «sobre». Mais il ne parut jamais. [...]. C’est un modèle d’Histoire en direct», écrit Jérôme Garcin.

«Le récit de ces journées chaotiques est confirmé par les études historiques de Marc Bloch (l’Étrange défaite), de Claude Willard, Robert O. Paxton ou d’Olivier Wieviorka», précise l’historien Pierre Largesse.
Pour sa part, Irène Némirovsky, trace un portrait touchant, et réaliste, de cette exode de juin 1940 dans son roman «Suite française» qui m’a profondément bouleversée.

Voici quelques extraits du livre de Marguerite Bloch.
«Orléans était encore loin. Nous avions hâte pourtant d’y arriver. Quand je dis nous, je veux dire nous tous, ces milliers et milliers de gens qui, comme nous, espéraient y trouver une poste, des trains, du ravitaillement, et, sans doute – idée moins claire peut-être mais dominante – l’armée, rassemblée sur la Loire et formant enfin rempart entre cet ennemi accourant de toute la vitesse de ses forces motorisées et le peuple de France, chassé de ses foyers.»

«Sans la crainte des bombardements, celle de ne plus rien trouver à manger, les mères de famille, les vieillards n’auraient pas entrepris de fuir, souvent sans savoir où aller… Cela a permis de créer une désorganisation complète… Incapacité, bien sûr, mais volonté de dissocier surtout. Livrer l’armée à l’ennemi ne suffisait pas sans doute, il fallait aussi lui livrer le peuple et dans un état d’abandon moral et matériel qui le laissait absolument sans défense. Combien de ces pauvres fuyards pensent à l’Espagne ? Ils pensent seulement à la minute présente. Partir, s’éloigner de la zone de feu, se réfugier dans un coin paisible. Une jeune femme devant une boulangerie en veut à mort et passion à Daladier, à Munich… j’abonde dans son sens pour la Tchécoslovaquie. Il est bien temps ! Courir le jour, courir la nuit ; sous le soleil et sous les avions ; avec des enfants, des vieillards, des petits chiens et des oiseaux en cage, oui, tout cela on peut l’endurer, mais il faut reprendre des forces. L’autorité militaire ne pouvait-elle pas ravitailler en même temps les soldats en retraite et les civils entraînés dans cette retraite ? Non ; rien. Leur refrain à tous était : on n’a pas été battus, on pouvait très bien tenir, on a été trahis, si on s’est repliés, c’est par ordre, notre défaite a été voulue».

«Dire que nous avons vu tant de films de réfugiés sur les routes... mais rien, non rien n’approchait de cela. Non seulement la route, mais les bas-côtés sont occupés et le trottoir. Gros camions commerciaux ; camions mi-militaires, attelages paysans, voitures de tourismes de tous modèles, de tous âges, et motocyclistes, et bicyclistes, et une collection de poussettes les plus invraisemblables; charrettes à bras traînées par l’homme et supportant le mobilier, les enfants, la grand’mère les jambes ballantes, petites voitures d’enfants contenant jusqu’à trois enfants et les paquets les plus biscornus, ou pas d’enfants du tout et toutes les richesses de la famille, - mais surtout des piétons chargés, écrasés sous les valises, les ballots, les sacs et se frayant un passage à travers les véhicules, foule tendue, qui ne pense qu’à avancer, qu’à fuir, la tête basse, et, chose impressionnante, complètement silencieuse.»

L’exode des Belges, en mai 1940, précédera celle des Français en juin 1940.
Le témoignage qu’en livrent les femmes et les hommes alors enfants, mais aujourd’hui âgés, font frissonner, et les images qui accompagnent leurs témoignages nous font vivre ses moments pénibles de la Seconde Guerre mondiale.
À vous arracher le cœur. Ce vieil homme qui raconte -il avait 10 ans en 1940- avoir vu sourire l'aviateur d'un bombardier juste avant qu'il lâche sa bombe sur son père et lui. Son père a été décapité; et lui fut aspiré et se retrouva dans le cratère de la bombe. Grièvement blessé, un médecin allemand en prit soin et lui sauva la vie...
Tous les témoignages ne sont pas aussi pathétiques, mais les témoins abondent dans le même sens: c'est à cet âge tendre qu'ils ont perdu leur enfance, qu'ils sont devenus adultes...
Haro sur les voleurs de vie, les voleurs d'enfance!

Ainsi en complément à mon billet, je vous invite à voir ce documentaire, en 10 épisodes, sur YouTube, qui s'intitule:
«Mai 1940, les enfants de l'exode».

Voici le premier épisode. Une page d'histoire touchante.


Le livre... . à lire sans faute: un essentiel.
«Sur les routes avec le peuple de France. 12 Juin - 29 juin 1940», de Marguerite Bloch. Édition établie et annotée par Philippe Niogret & Claire Paulhan. Préface par Danielle Milhaud-Cappe. Postface et Repères biographiques par Philippe Niogret.
Notes sur le texte par Claire Paulhan. 18 photographies et fac-similés en noir. et blanc. 9 illustrations de Frans Masereel, Éditions Claire Paulhan 2010, 192 pages.

Sources:
(1) Sur la route de Poitiers, par Jérôme Garcin, sur BiblioObs.
(2) Marguerite Bloch sur les routes de l'exode, par Pierre Largesse, historien, dans L'humanité.
(3) Le printemps où le peuple fut jeté sur les routes, Le Monde des livres.

dimanche 8 août 2010

Nouveautés. Chevaillier - Ray - Wachill - Venaille - Romarès / Collection blanche, Gallimard. Poésie.

J'aurais pu intituler mon blogue «Sur un banc de parc, en été», car les beaux jours -Ah! les beaux jours- sont là pour un bon moment encore. J'aurais pu aussi bien l'intituler «Salle d'attente, en automne», car... on sait pourquoi, inutile d'insister. Pour lire sur ce banc de bois ou sur cette chaise en plastique, rien ne vaut un livre de poésie. Vous lisez un poème ou un bout de poème, puis vous le laissez trotter dans votre tête, le nez en l'air... pour admirer le paysage ou pour laisser passer -excusez, madame; pardon. monsieur; pour supporter l'«imbroglio de voix». Essayez, vous verrez «ça fonctionne». Un roman, un récit, un essai... c'est pour les déplacements en train. Justement, dans mon prochain blogue, je vous proposerai un récit à lire dans le train... ou chez soi.

J'ai puisé dans la Collection blanche de Gallimard des nouveautés. Les voici, par ordre de lecture:
[] Louis Chevaillier, jeune poète, qui nous séduit par son imagination débridée avec son «Icare en transe»;
[] Lionel Ray, qui nous donne à entendre les sons harmonieux de ses mots dans «Entre nuit et soleil»;
[] Hassam Wachill nous joue des partitions musicales dans «La rive-errance»;
[] Franck Venaille, grand poète et marcheur, reconnu comme un «passeur d'émotions et de défis» nous livre son chant incomparable dans «La descente de Lescaut»;
[] Alexandre Romanès, dans un style naïf, livre ses pensées et trace des tableaux ancrés dans la vie quotidienne, proches de la vie, proche de la mort, dans «Sur l'épaule de l'ange», avec une préface de Christian Bobin
Voici donc, pour chacun de ces livres, des extraits et des commentaires.

Louis Chevaillier - Icare en transe
¬¬ __ Métro
«Le métropolitain il tangue
et je crois voir cet imbroglio de voix
enfler et tourner
à croire que seuls ceux qui lisent
sont muets
si d’autres défrisent
C’est l’ombre d’une ville sur les tempes du Nil
où l’œil racé s’envole
vers d’autres vignes
aux bonnes heures la crue est telle que
je ne sais plus penser.»
ICARE EN TRANSE, Collection blanche, Gallimard, 72 pages, 2010.

Commentaire.
«… Le Penseur » de Rodin éternue et le métro tangue sur le Nil. La grande ville n'a plus de frontières : elle se prolonge jusqu'à Dakar, Brasilia, Essaouira, Ankara. De Pigalle à Montparnasse, Louis Chevaillier traverse la capitale comme un miroir. C'est un héritier très triste, très drôle, du surréalisme.»
"Si Paris est l'oeil/de quelle longueur sont les cils". Transe assurée.» Jérôme Garcin, BibliObs(1)


Lionel Ray - Entre nuit et soleil

¬¬ __ premier extrait
«Me voilà une fois de plus parmi les mots épars,
Est-ce au centre, en marge, à la périphérie?
Je ne sais trop qui je suis, eux-mêmes le savent
Ou ne le savent pas, mais toujours poursuivant

En eux mon chemin obstiné, je mesure de l'un
À l'autre que du temps précieux a passé,
Un temps sans retour. Et moi tel un aveugle
Je suis quelqu'un qui cherche un univers

Absent. Il est encore bien tôt. Le soleil n'a pas encore
Posé ses douces griffes de lumière sur la page

Et je distingue à peine voyelles et consonnes,
Ces phrases qui me ressemblent et qui parfois hors de moi
S'éloignent, semant çà et là quelque poussière d'astre ou
Rien, seulement des ombres qu'on ne reconnaît pas.»

Lionel Ray - Entre nuit et soleil
¬¬ __ deuxième extrait
«…une voix tout à coup comme à l’horizon proche
la perfection de l’oubli c’est le toucher d’un invisible feu
ce fil inconnu l’empire des soifs ta voix
comme un frôlement de fougères un songe où c’est mourir
sans blessure tout à part soi le réel semble avoir été
inventé ce matin avec des raffinements de primevères
cette fraîcheur blanche inexplicable une manière de seconde
vie un rivage où l’on vient perdre son ombre
une fois pour toutes
ô ta voix mon miroir ma danse mon opéra.»
ENTRE NUIT ET SOLEIL, Collection blanche, Gallimard, 112 pages, 2010.

Commentaire et extrait.
«Ecoutons enfin bruire les harmoniques de Lionel Ray, sur le rythme un peu déhanché qui nous rappelle Armen Lubin», Claude Pirotte, L'express(2):
¬¬ __ Entre nuit et soleil
«Cette heure seule dans le crépuscule d'été :
on n'entend déjà plus qu'un bruit de clefs.
Les mots changent, sable de plus d'éclat,
sans brume ni reflet sinon la voix.
Les mots changent de base et de fenêtre,
inquiets du surcroît de silence qui les pénètre.
Poussière à jamais, est-ce un dieu qui dort
dans la mémoire étrange de l'aurore ?
Ou bien les années revenant de plus loin
ayant perdu la lumière en chemin ?
L'hiver est proche et sa douceur déborde
et la nuit tourne en moi étourdiment.
La beauté pend à cette corde
comme un corps trop usé, gémissant.»


Hassam Wachill - La rive-errance


«J’entends ta respiration sur
le toit de mon rire…
si près qu’aucune crainte…
et vois à travers la grande verrière
de la gare un après-midi…
Plus tard, nous promet le gris
profond au-dessus
du verre et les entrelacs
de ferraille à travers quoi je vois
les herbages dans le ciel.
LA RIVE-ERRANCE, Collection blanche, Gallimard, 104 pages, 2010.

Commentaire et extrait.
«Et puis que dire de l'œuvre de Hassam Wachill, sinon que la musique l'imprègne et la transcende. Claude Pirotte, L'express(2):
¬¬ __ La rive-errance
Une voix suit une ligne aux phrases qu'elle seule
doit porter, on croit qu'elle va s'éteindre parmi
les troncs grêles, qu'elle va s'en aller dans la solitude
de l'herbe avec des broussailles noires, c'est alors
qu'elle se fait plus nostalgique mais sans devenir
un simple ornement, sa mélodie toujours très pure.
Elle semble envelopper la terre dont elle est
sortie comme pour l'engloutir dans sa mélodie telle
une mère qui veut bénir l'oeuvre perdue,
charriée par les premiers torrents de printemps.


Franck Venaille - La descente de l'Escaut


Présentation.
«Avec La Descente de l’Escaut, Franck Venaille se tient au plus près des terres, des rives, du pays dont il fait son emblème. Il marche, entre France et Belgique, se rêvant, se voulant, se révélant "Flamand". La voix de Venaille, pressante, coupante, par saccades, remous ou lentes dérives, change insensiblement une expérience douloureuse, une destinée meurtrie, en un vaste chant maîtrisé. Polyphonie qui accueille tous les rythmes pour mener la plus digne et la plus implacable quête, La Descente de l’Escaut s’impose comme une œuvre majeure. Il y a là, creusant l’effroi au plus intime, une parole toute de noblesse qui, d’un seul cri, sait créer défi et tendresse.
«Sarcastique, désespéré, violent, fragile et froid, Franck Venaille fait entendre depuis son premier recueil des années 60, une voix singulière, solitaire jusque dans l’expression de la fraternité. D’abord poète du « vivre-révolté », du cri en forme d’exorcisme, Venaille devient ensuite un écrivain en conscience. Le spontané, l’éruptif, passent derrière plusieurs écrans et l’écriture accède au labyrinthe, restitue le processus intérieur qui creuse, dénude et tout à la fois obscurcit. Chaque poème, chaque récit se voient investis de hantises scrupuleuses, de phrases brutalement timbrées, et qui mettent le sens à vif et les sens en alarme.
Mais, chez Venaille, le ressassement tragique se défie des parures de la tragédie ; il s’oriente plutôt vers l’ironie sauvage, soudaine comme un coup de couteau, et les bouffonneries teintées de sperme et de sang. Surtout, l’agencement des phrases, la scansion des vers, le métier d’écrivain qu’il ritualise presque, lui permettent de choisir ses territoires et d’inventer son langage.
De la source à l’embouchure, il suit le fleuve, il suit son fleuve, son poème. Littéralement et pas à pas, il compose un « poème-fleuve » qui garde toujours à l’oreille cet écho de Maurice Maeterlinck :
«Il se peut que les maladies, le sommeil et la mort soient des fêtes profondes, mystérieuses et incomprises de la chair».
LA DESCENTE DE L'ESCAUT suivi de TRAGIQUE, préface de Jean-Baptiste Para, Collection Poésie/Gallimard, 320 pages, 2010.(3)

Commentaire et extraits.
«Un homme marche, obstinément, longeant un fleuve lent, des collines de l'Artois à la mer du Nord. De ce voyage initiatique "dans la fêlure du monde" est né un ample et sublime poème, La Descente de l'Escaut (Obsidiane 1995), qui pourrait être un Bateau ivre ou une Prose du Transsibérien pour notre temps. (…)
D'amont en aval, c'est d'abord un parcours de près de cinq cents kilomètres, par les chemins de halage, les docks et les entrepôts.
"Marcheur, ô sentinelle/ qu'entends-tu de la nuit? /Des crissements d'ancres/ Des plaintes de granges ouvertes sur l'eau./ Marcheur, ô sentinelle nocturne/ Quel est cet homme s'activant près du brasier ?"
Mais le voyageur, le "wanderer" solitaire - un "réfractaire au bonheur" qui marche aussi pour se connaître - s'interroge sur le sens de cette marche rédemptrice:
"Ce que je cherche ne s'apparente pas à la beauté. Ce que je reçois du fleuve est semblable à la grâce." »

«Fougue noire et ascèse. Dans ce vaste chant admirablement maîtrisé, "le ton Venaille" s'impose, par-delà les formes et les rythmes poétiques les plus variés. C'est, au plus près du souffle, une écriture des profondeurs, comme venue du maëlstrom, avec sa véhémence et ses cris muets.
Mais le poème est aussi scandé par de nombreuses citations en exergue, d’Emile Verhaeren, Hugo Claus, Henri Michaux et surtout, au coeur du livre, celle-ci, de Maurice Maeterlinck: "Il se peut que les maladies, le sommeil et la mort soient des fêtes profondes, mystérieuses et incomprises de la chair. " On pourrait aussi déceler l'influence de la peinture de Permeke ou d'Ensor. (...). Monique Petillon, Le Monde des livres.(4)


Alexandre Romanès - Sur l’épaule de l’ange


Préface. «Lire Alexandre Romanès c'est connaître l'épreuve de la plus grande nudité spirituelle. Juste une voix et surtout le ton de cette voix : une corde de luth pincée jusqu'à l'os, ce luth dont il a joué dans sa jeunesse. Les morts doivent parler avec la même douceur sourde et sans reproche. À la lecture c'est comme si on traversait une larme. Cette larme que le poète refuse de verser fait l'humanité profonde de son livre. Il y a de l'eau, c'est tout, et un tout petit brillant de sel. Dans la dernière partie du livre, il y a de l'air. On a atteint la chambre des résurrections. Une douceur sans mélange, si pure qu'elle fait éclater la vitre de la mort. C'est le silence désormais qui tient le livre entre ses mains.» Christian Bobin

Table des matières.

Petites pièces pour luth / Dans l’herbe tendre, 48 / L’accusateur, 64 / Près de toi, 72 / Les beaux jours, 80.

Extraits (les poèmes n'ont pas de titre, les astérisques sont de l'auteur, les pages sont aérées).
¬¬ __ Sur l’épaule de l’ange
«Le ciel, donner et Dieu
Dans la langue tzigane,
C’est le même mot.» (n.p.)

«Petites pièces pour luth» (n.p.)

«J’ai partagé le monde en deux :
D’un côté il y a ce qui est poétique,
De l’autre côté ce qui ne l’est pas.
Ce qui est poétiques existe à mes yeux,
Ce qui n’est pas poétique,
je ne le regarde même pas.» (p.19)

«Je n’ai pas été à l’école
Et je n’en n’éprouve aucun regret.
*
Les gens qui se croient importants
Ont à mes yeux moins d’importance
Que les dessins d’enfants
*
La première fois
Qu’on m’a appelé monsieur
J’ai été stupéfait.
Avec le temps je me suis habitué
Mais moi je me vois toujours
Comme un petit garçon de dix ans.» (p.20)
L'ÉPAULE DE L'ANGE, Collection blanche, Gallimard, 96 pages, 2010.(5)

Folle imagination, harmonique de sons, partition de musique, un long chant, une poésie naïve.
Belle est la poésie!
Beau sera votre dimanche, en ce début d'août: tel est mon souhait!
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Sources consultées:
(1) Icare en transe, par Jérôme Garcin, BibliObs.
(2) La chronique de Jean-Claude Pirotte intitulée La chanson, idéal poétique, L'Express.
(3) Sur le site de Gallimard, tout comme les autres extraits.
(4)La Descente de l'Escaut suivi de Tragique, de Franck Venaille : le "voyage d'hiver" de Franck Venaille, par Monique Petillon, Le Monde des livres.
(5) Gallimard, sur le site Eden livres.
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