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lundi 23 août 2010

Les temps traversés - Michelle Grangaud / Météo des plages - Christian Prigent / Extraits. Poésie.

Il vient de paraître aux Éditions P.O.L. des recueils de poésie. J'ai choisi, pour vous et moi, 4 poètes. Aujourd'hui, je vous présente deux de ces recueils: celui de Michelle Grangaud, Les temps traversés; et celui de Christian Prigent, Météo des plages. Le couple est le thème commun aux textes de poésie que je présente en cette journée grise et pluvieuse -de quoi l'ensoleiller. Un homme, une femme, tralala... un flirt... Eh bien non, vous n'y êtes pas... Aussi, pour nous comprendre, fions-nous à ce qu'en dit mon ami Le Petit Robert: couple vient de cople (1190), qui vient du latin copula, signifiant «lien, liaison».

«Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément»
Nicolas Boileau, L'Art poétique, 1674

Vous m'entendez venir avec mes jolis sabots... Chez Michelle Grangaud, les couples sont des bimots (substantif + adjectif) que rapprochent leur date d'apparition dans la langue française; Christian Prigent, pour sa part, fait le lien avec la météo et la plage. Les auteures «masqués» dont je vous réserve la surprise aborde aussi la question du couple, mais à leur façon... Vous verrez!

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Michelle Grangaud, LES TEMPS TRAVERSÉS, P.O.L., 176 pages

«Reclasser les mots de la langue française (dans l'idéal : tous les mots) par ordre d'apparition dans l'écrit,
c'est le but que je poursuis, désormais, et qui procure de très agréables promenades à travers le temps.»
Michelle Grangaud
Le magnifique dictionnaire historique d'Alain Rey, paru en 1998 -et que je possède en version papier Bible: un vrai trésor!- , est la base sur laquelle l'ensemble du travail présenté dans Les Temps traversés a pu être réalisé.
Il se trouve que ce que les oulipiens nomment les bimots (substantif + adjectif) sont très présents, dans ce dictionnaire, datés, et en quantité suffisante pour qu'il soit possible d'en tirer des poèmes en forme de «Morale élémentaire», forme inventée par Raymond Queneau dans les dernières années de sa vie, et forme spécifiquement visuelle. Forme conçue pour la lecture silencieuse (les yeux seuls, avec le secours éventuel de l'oreille interne), lecture plus recueillie que l'autre.
Les morales élémentaires ici présentées sont millésimées, comme les vins, c'est-à-dire que, pour chacune tous les mots qui y sont utilisés (à l'exception des mots outils, articles, prépositions, conjonctions, verbes auxiliaires, etc.) proviennent d'une même et unique année; parfois, mais exceptionnellement, quelques années (une dizaine au maximum, le plus souvent deux ou trois) sont réunies pour former un seul poème.
La langue y apparaît pour ce qu'elle est en permanence, un cru délicieux. Cette œuvre séculaire qu'est la langue française, presque entièrement anonyme, et d'ailleurs collective, possède indiscutablement, comme toutes les autres langues du reste, un charme surpuissant.

Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey, Le Robert, 1998.
Michelle Grangaud choisit donc des mots dans ce dictionnaire d’Alain Rey, selon leur date d’apparition dans la langue française pour les mettre en poème, s’inspirant de la forme fixe inventé par Queneau en 1975. Voici des exemples de couples formés:
«Verge virile» et «Souverain pontife» (1509),
« Esprit fertile» et «Maladie secrète» (1558-1559),
« Galimatias» et «Homme de lettres» (1580),
« Histoire critique» et «Idée fugitive» (1677-1678)
« Sciences occultes» et «Mine patibulaire» (1690),
« Glandes salivaires » et « Filet mignon» (1718),
« Allitération» et «Sel sédatif» (1751),
« Roman historique» et «Tohu-bohu» (1763-1764),
« Instruction publique» et «Phallus impudique» (1791),
« Connaissances chimiques» et «Aliénation mentale» (1801),
« Tapage nocturne» et «Effluve magnétique» (1834),
« Scrutin proportionnel» et «Symphonie funèbre» (1839-1840),
« Père Noël» et «Exposition universelle» (1855),
« Langage artificiel» et «Herbe folle» (1890),
« Gaz asphyxiants» et «Complexe œdipien» (1916-1917),
« Narcoleptique» et «Europe galante» (1925-1927),
« Maison close» et «Ouvrier spécialisé» (1931),
« Camp nudiste» et «Génitif objectif» (1933

Si l’on voit défiler certains couples bras-dessus bras-dessous, d’autres laissent perplexes, à vue de nez, évidemment.. En l'an 1509... quel curieux couple, n'est-ce pas?

Extraits
(Fin XVIIe siècle)
«Dans le demi-sommeil
le bombardement
apparaît comme
un plagiat du spinozisme
dans un club
de matérialistes»

(1793)
«Le nivellement
des fortunes
c’est le mot
d’ordre pour
apprécier
le drame
de la vie»

(1803)
«Le secrétaire
de mairie va son
petit bonhomme
de chemin
comme la péniche
avec son hélice
à vapeur»

(1812)
«L’abbesse mène une
guérilla contre
la primipare
qui travaille comme
un nègre pendant
que l’abbesse dort
du sommeil du juste»


Une page du recueil - Début XVIe siècle, 1501-1509:























Le curieux couple «Verge virile» et «Souverain pontife» (1509)», vous le retrouvez? L'enchaînement des mots nous aide à y voir clair... Quelle inventivité! Admirable travail de moine... qui respire la joie.**

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Christian Prigent, MÉTÉO DES PLAGES, P.O.L. 144 pages.

Christian Prigent sous-titre son livre « Roman en vers », et de fait il s'agit à la fois d'un roman, d'un roman autobiographique dans la veine des derniers livres de l'auteur (Demain je meurs, Grand-mère Quéquette), et d'un livre de poésie.
Soit une journée à la plage, du « petit lever » au « nocturne » final, en passant par « pique-nique » et « petit quatre-heures ». D
Des personnages passent (parentèle, filles convoitées, déités en stage dans des marines rococo). Des événements ont lieu (idylles, marées noires, footing, noyades). On dialogue sur quelques points de morale et d'esthétique.
C'est donc du roman (quoique tué dans l'œuf). Mais en vers. Ces vers sont métrés (mais impairs, non mélodiques), rimés (même si souvent par acrobaties bouffonnes) et distribués en quelques centaines de quatrains.

Extraits*
Météo(rologie) : de meteorôlogia (= qui parle
des phénomènes célestes) ; de meteôros
(= haut, élevé, céleste / exalté, excité / dressé,
levé / incertain, instable) ; de airô (= lever,
exalter, emporter, détruire…).

Plage : de plagios (= oblique, penché, trans-
versal); rivage en pente douce, constitué de
débris ; espace de temps ; plage d’équilibre :
surface représentant les positions d’équilibre
dans les cas de frottement.

Prologue
(souvenir de Sandycove)

1
Sic : « le temps des corps fait des matières »,
Allons : au beige ou bleu des filières,
Erre ! In Arcadia (hic), rien est la Gloire
(Aura) des lieux, décors : bois-y ton déboire !

Car il n’est pour Ulysse ni (cyclope au
Seul oeil) toi (H.C.E. ? Dedalus ?) ni même
N’est Ithaque, ce lieu, Sandycove, aux eaux
D’huile lisse sur le sable extrême-

Ment bleu des éblouissements.
Tout (l’eau meuble, les effrangements
De soleil froid) flanche, plie : tu ne
Vois ni l’île ni bl OO m ni voiles ni le vitreux

Mazout – pourtant tout tu le sais y est,
Tout (l’Égée Kells Erin Anna Livia Plurabella)
Bobine dans ton crâne son cinéma, tout ça
Renaît si tu le veux, oui, si tu l’essaies.
p.11

2
Mais non : cy sont non noms mais plus ou moins
Matières, chairs, toutes d’odeurs pourries,
Émues d’ébullitions, subtiles ; mais dessous, loin
Dans la poudre d’oubli pulvérisée de ?, de si

(Zéro, rien, nada), tout roule boue, goémon
De quasi, d’enfin – d’appeaux de significations.
Etwas (quelque chose) : ce vase où tu (te) ch
(O)ies, c’est l’estran, l’étrangement mâch

É (naufrages, frai) – ou c’est comme ta tombe (ta
Dose de réel), la vase sans nom (ton poids
De défiguration, ta réincarnation en non,
Ta marche à même toi dans les oxydations).
p.12

3
Va, Personne est (avec) toi parmi les cris
Des sternes (nausée), la furie frêle
Des merdes, ou embruns, des ailes
(Nausicaa !), des pluies de plumes – si

Tu bouges, fétu de un parmi les nombres,
Vomis et tremble que ça ne sombre,
Tout, toi (viandes abolies, choses sans
Bords, roulis, crocs de rocs), niés dans

Cet énormément palpitant sonnant tour
Billon. Mmmm ! Monte, déplie-toi, cours,
Et meurs, âme, anémone de déraison,
Fleur de papier dans la luxueuse confusion.
p.13

4
C’est calice de délice cet évincement, cette
Négation douce-bleuissante. Coeur aux lèvres tu
Ne sens plus que l’éboulement, tu jettes
(La mémoire : crachat !) ta soupe de savoir échu

Dans le ressassement sec en bas, têtu, le
Ressac d’oubli qui frappe – Dieux que
Comme tes os la croûte maçonnée qui file
En bas dans l’ignoré est frêle, est labile !
p.14

Logue
(scènes de plage, 1948 > <2008)

I

On met son short et on y va

L’été, les fesses sont pâles
Benjamin Péret

1
(petit lever, 2006)

Oui, ça effraie ici, les mégaphones goélands
(Hymnes grincés ! voltes !) et l’épouvantable-
Ment dispendieusement palpable
Amenuisement de soi dans ce trem-

Blement. Bleu menteur, pâlis ! Liqueur
De haine, enivre les cœurs de bulles
Ulcérées ! Zéro mot, mobilité nulle.
Ultime image : agis = pisse (bonheur !)

Ta peur, copeaux de l’épaisseur, écor
Ces ou même les noirs, les virgulés scor
Pions en suspension genets; ajoncs.
Ainsi tu te divises, tu règnes : exaltation !
p.19

2
(panoramique)

« C’est la vie » (sic : dit quand tout est mort
Ou jonche près, quasi) – rumeur (l’aéroport)
Virgule l’épais, et brille, ou c’est le cor
Moran qui épingle un blanc. Furoncle d’or

Ou masse saumon y gonfle : grain !
Et les belles îles dans l’éclat plus loin,
Où vaches, mousses, clapot, sont dans
Ces vapeurs, nues, longues, seins luisants.

Pente à peine virgule Nike c’est pâle c’est la
Lèvre de plage (plaie de détritus, la belle !)
Gercée d’émois obliques. Sous l’aisselle
De la falaise l’informe pue et ploie.

Soleil pareil : il s’écrabouille – elle
Le boit, la mer, ou s’en barbouille
Et bave, lavis, ligne molle. Une nouille
(On disait horizon) scinde & mêle

Du mouillé du démesuré un falbala
De confiture (framboise) ; et de l’autreu
Côté (les ours, pingouins) dégoise un bleu
Électrique : on met son short et on y va.
p.20

3
(travelling)
Oh, c’est folklo dans les bistrots d’oriflammes gais,
La culture localisée rock et pommes d’amour ! Mais
L’alcool au centre tremble de lumière forte, hop : canard !
Et ce sac à main qui bouge c’est un chat. Puis on part

S’user, sous des risées et la petite pluie des sucres
Glace dans la descente oblique, les orteils
Aux rocailles ou se bleuir à des températures
Vu les épanchements pleuraux. Clic : clin de soleil !

À 0,52 m c’est entre épinard et poireau pâle ou
Prasin, les taxifolia dégobillées sur la plaie courbe
Par des étirements de langues de vagues. Puis : tourbe
Sèche et la chiffonnerie vanille et beige où nous

Risquons des plantes méticuleusement pâles que les cron
Cron de coques irritent jusqu’aux ganglions fourrés
D’iode. Au mi : la compression quinteuse des poumons,
Les taquineries en rafales dans les cheveux dégominés.

Devise au front de ciel sous feuillées nimbus : Sic
Nous transit glauque la ria maudite. Mais le flic
Floc dans la gadouille des plasticités pratiques
Pour pas s’arracher la couenne aux berniques
p.21

Deux vidéos sur YouTube nous aident à saisir le procédé de création du poète, et mieux apprécier son travail -car, c'est un travail, je le répète en m'appuyant sur nul autre que Boileau:
«Ô vous donc qui, brûlant d’une ardeur périlleuse,
Courez du bel esprit, la carrière épineuse,
N’allez pas sur des vers sans fruit vous consumer,
Ni prendre pour génie un amour de rimer.»
Nicolas Boileau, L’Art poétique, 1674

Que les rimailleurs, qui envahissent le marché, se le tiennent pour dit!





Vous avez lu? Vous avez vu? Alors le Soleil de la beauté vous habite!
C'est, du moins, ce que je vous souhaite de tout mon cœur.

Excellent journée! À bientôt...
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* Extraits tirets des pages en PDF sur P.O.L.
** Pour lire d'autres extraits, consulter le PDF sur P.O.L ici.
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