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lundi 26 avril 2010

Amour, haine et propagande - Apocalypse: la 2e Guerre mondiale / Aragon - Cayrol - Tardieu - Éluard - Césaire. Poésie

Le temps est beau, mais les esprits sont orageux. Le printemps est doux, mais les esprits s'échauffent. C'est que la télé avec «Amour, haine et propagande», et la vidéo avec le coffret «Apocalypse: la 2e Guerre mondiale» nous ramènent à l'horreur de la Seconde Guerre mondiale.(1) Mais, la barbarie est toujours là derrière nos portes. Et la propagande lui donne des ailes, et fait «consentir à l'horreur», comme le résume si bien le titre de l'article d'Alexandre Shelds, dans l'Agenda du journal Le Devoir(2).

«Adieu donc, et sans regrets! On ne le bénira certes pas, ce XXe siècle enfin achevé. Qu'il fut, de toute l'Histoire, celui où l'homme s'est montré le plus sauvage, le plus abominable à l'égard de ses semblables, est désormais une triste évidence. Qu'on puisse en même temps le créditer des plus formidables avancées de nos connaissances et de nos modes de vie n'est pas une contradiction. Mais une interrogation décisive pour la suite des événements: ne faut-il pas vivre avec l'idée d'un être humain qui, malgré ses apparences de progrès, reste incarcéré dans sa nature profondément barbare?», écrit Dominique Simonnet en introduction à son entrevue avec Georges Steiner. (3) Hélas...
«La culture ne rend pas plus humain»
Georges Steiner

Cependant... dans la tourmente de 39-45, les hommes et les femmes qui avaient un cœur et un esprit sain ont manifesté leur humanité, et leur compassion envers leurs semblables, et ce, bien souvent, au péril de leur vie. En ces années où il valait mieux se taire et se terrer -pour ne pas dire ramper- des poètes ont pris leur plume pour dire tout haut leurs sentiments, leur réprobation, pour parler au nom de ceux et celles contraints à penser tout bas, et à plier l'échine.
J'ai sélectionné, pour vous, des poèmes qui témoignent de ces temps difficiles, et sauront vous émouvoir. Le temps est beau, le printemps est doux, cultivons notre humanité... avec Louis Aragon, Jean Cayrol, Jean Tardieu, Paul Éluard, Aimé Césaire. Pour terminer un «Poème de joie», un poème pour la paix, de Paul Éluard.


La rose et le réséda
Celui qui croyait au ciel celui qui n'y croyait pas
Tous deux adoraient la belle prisonnière des soldats
Lequel montait à l'échelle et lequel guettait en bas

Celui qui croyait au ciel celui qui n'y croyait pas
Qu'importe comment s'appelle cette clarté sur leur pas
Que l'un fut de la chapelle et l'autre s'y dérobât

Celui qui croyait au ciel celui qui n'y croyait pas
Tous les deux étaient fidèles des lèvres du cœur des bras
Et tous les deux disaient qu'elle vive et qui vivra verra

Celui qui croyait au ciel celui qui n'y croyait pas
Quand les blés sont sous la grêle fou qui fait le délicat
Fou qui songe à ses querelles au cœur du commun combat

Celui qui croyait au ciel celui qui n'y croyait pas
Du haut de la citadelle la sentinelle tira
Par deux fois et l'un chancelle l'autre tombe qui mourra

Celui qui croyait au ciel celui qui n'y croyait pas
Ils sont en prison Lequel a le plus triste grabat
Lequel plus que l'autre gèle lequel préfère les rats

Celui qui croyait au ciel celui qui n'y croyait pas
Un rebelle est un rebelle deux sanglots font un seul glas
Et quand vient l'aube cruelle passent de vie à trépas

Celui qui croyait au ciel celui qui n'y croyait pas
Répétant le nom de celle qu'aucun des deux ne trompa
Et leur sang rouge ruisselle même couleur même éclat

Celui qui croyait au ciel celui qui n'y croyait pas
Il coule, il coule, il se mêle à la terre qu'il aima
Pour qu'à la saison nouvelle mûrisse un raisin muscat

Celui qui croyait au ciel celui qui n'y croyait pas
L'un court et l'autre a des ailes de Bretagne ou du Jura
Et framboise ou mirabelle le grillon rechantera
Dites flûte ou violoncelle le double amour qui brûla
L'alouette et l'hirondelle la rose et le réséda
Louis Aragon, 1943


J’accuse
Au nom du mort qui fut sans nom
Au nom des portes verrouillées
Au nom de l'arbre qui répond
Au nom des plaies au nom des prés mouillés

Au nom du ciel en feu de nos remords
Au nom d'un père qui n'aura plus son fils
Au nom du livre où le sage s'endort
Au nom de tous les fruits qui mûrissent

Au nom de l'ennemi au nom de vrai combat
Où l'oiseau avait fait son nid
Au nom du grand retour de flamme et de soldats
Au nom des feuilles dans le puits

Au nom des justices sommaires
Au nom de la paix si faible et dans nos bras
Au nom des nuits vivantes d'une mère
Au nom d'un peuple dont s'effacent les pas

Au nom de tous les noms qui n'ont plus de renom
Au nom des lois remuantes au nom des Voix
Qui disent oui qui disent non
Au nom des hommes aux yeux de proie

Amour je te livre aux premières fureurs de la Joie.
Jean Cayrol, Poèmes de la nuit et du brouillard, 1945


Oradour

Oradour n'a plus de femmes
Oradour n'a plus un homme
Oradour n'a plus de feuilles
Oradour n'a plus de pierres
Oradour n'a plus d'église
Oradour n'a plus d'enfants

Plus de fumée plus de rires
Plus de toits plus de greniers
Plus de meules plus d'amour
Plus de vin plus de chansons.

Oradour, j'ai peur d'entendre
Oradour, je n'ose pas
Approcher de tes blessures
De ton sang de tes ruines
Je ne peux je ne peux pas
Voir ni entendre ton nom.

Oradour je crie et hurle
Chaque fois qu'un cœur éclate
Sous les coups des assassins
Une tête épouvantée
Deux yeux larges deux yeux rouges
Deux yeux graves deux yeux grands
Comme la nuit la folie
Deux yeux de petits enfants:
Ils ne me quitteront pas.
Oradour je n'ose plus
Lire ou prononcer ton nom.

Oradour honte des hommes
Oradour honte éternelle
Nos cœurs ne s'apaiseront
Que par la pire vengeance
Haine et honte pour toujours.

Oradour n'a plus de forme
Oradour, femmes ni hommes
Oradour n'a plus d'enfants
Oradour n'a plus de feuilles
Oradour n'a plus d'église
Plus de fumées plus de filles
Plus de soirs ni de matins
Plus de pleurs ni de chansons.

Oradour n'est plus qu'un cri
Et c'est bien la pire offense
Au village qui vivait
Et c'est bien la pire honte
Que de n'être plus qu'un cri,
Nom de la haine des hommes
Nom de la honte des hommes
Le nom de notre vengeance
Qu'à travers toutes nos terres
On écoute en frissonnant.
Une bouche sans personne,
Qui hurle pour tous les temps.
Jean Tardieu, 1944(4)


Un petit nombre d'intellectuels français s'est mis au service de l'ennemi
Épouvantés épouvantable
L’heure est venue de les compter
Car la fin de leur règne arrive
Ils nous ont vanté nos bourreaux
Ils nous ont détaillé le mal
Ils n’ont rien dit innocemment

Belles paroles d’alliance
Ils vous ont voilées de vermine
Leur bouche donne sur la mort

Mais voici que l’heure est venue
De s’aimer et de s’unir
Pour les vaincre et les punir.
Paul Éluard, Au rendez-vous allemand, 1944


Les Armes de la douleur


à la mémoire de Lucien Legros fusillé pour ses dix-huit ans.

I
Daddy des Ruines
Hommes au chapeau trouvé
Homme aux orbites creuses
Homme au feu noir
Homme au ciel vide
Corbeau fait pour vivre vieux
Tu avais rêvé d’être heureux

Daddy des Ruines
Ton fils est mort
Assassiné

Daddy la Haine
Ô victime cruelle
Mon camarade des deux guerres
Notre vie est tailladée
Saignante et laide
Mais nous jurons
De tenir bientôt le couteau

Daddy l’Espoir
L’espoir des autres
Tu es partout.

II
J’avais dans mes serments bâti trois châteaux
Un pour la vie un pour la mort un pour l’amour
Je cachais comme un trésor
Les pauvres petites peines
De ma vie heureuse et bonne

J’avais dans la douceur tissé trois manteaux
Un pour nous deux et deux pour notre enfant
Nous avions les mêmes mains
Et nous pensions l’un pour l’autre
Nous embellissions la terre

J’avais dans la nuit compté trois lumières
Le temps de dormir tout se confondait
Fils d’espoir et fleur miroir œil et lune
Homme sans saveur mais clair de langage
Femme sans éclat mais fluide aux doigts

Brusquement c’est le désert
Et je me perds dans le noir
L’ennemi s’est révélé
Je suis seule dans ma chair
Je suis seule pour aimer.

III
Cet enfant aurait pu menti
Et se sauver

La molle plaine infranchissable
Cet enfant n’aimait pas mentir
Il cria très fort ses forfaits

Il opposa sa vérité
La vérité
Comme une épée à ses bourreaux
Comme une épée sa loi suprême

Et ses bourreaux se sont vengés
Ils ont fait défiler la mort
L’espoir la mort l’espoir la mort
Ils l’ont gracié puis ils l’ont tué
On l’avait durement traité
Ses pieds ses mains étaient brisés
Dit le gardien du cimetière.

IV
Une seule pensée une seule passion
Et les armes de la douleur.

V
Des combattants saignant le feu
Ceux qui feront la paix sur terre
Des ouvriers des paysans
Des guerriers mêlés à la foule
Et quels prodiges de raison
Pour mieux frapper

Des guerriers comme des ruisseaux
Partout sur les champs desséchés
Ou battant d’ailes acharnées
Le ciel boueux pour effacer
La morale de fin du monde
Des oppresseurs

Et selon l’amour la haine
Des guerriers selon l’espoir
Selon le sens de la vie
Et la commune parole
Selon la passion de vaincre
Et de réparer le mal
Qu’on nous a fait

Des guerriers selon mon cœur
Celui-ci pense à la mort
Celui-là n’y pense pas
L’un dort l’autre ne dort pas
Mais tous font le même rêve
Se libérer

Chacun est l’ombre de tous.

VI
Les uns sombres les autres nus
Chantant leur bien mâchant leur mal
Mâchant le poids de leur corps
Ou chantant comme on s’envole

Par mille rêves humains
Par mille voies de nature
Ils sortent de leur pays
Et leur pays entre en eux
De l’air passe dans leur sang

Leur pays peut devenir
Le vrai pays des merveilles
Le pays de l’innocence.

VII
Des réfractaires selon l’homme
Sous le ciel de tous les hommes
Sur la terre unie et pleine

Au-dedans de ce fruit mûr
Le soleil comme un cœur pur
Tout le soleil pour les hommes

Tous les hommes pour les hommes
La terre entière et le temps
Le bonheur dans un seul corps.

Je dis ce que je vois
Ce que je sais
Ce qui est vrai.
Paul Éluard, Les Armes de la douleur, 1944

Varsovie
1948
ici la brique est le ricanement du mal
briques sur les rues dispersées
briques sur les juifs massacrés
briques briques briques
fers tordus moignons nus rats sas tas sur tas
linceul

ici la brique est la syllabe la plus simple du cauchemar
ici la brique s'emmêle à la brique comme le corps au cadavre
ici la brique est l'accumulation des jours frappés en plein soleil
et des lettres sans réponse

ici le raz de marée s'appelle brique
le buisson ardent s'appelle brique
brique l'éruption volcanique
brique le hoquet
brique la secousse sismique
brique les trois balles dans la peau
brique la vomissure du soldat

il y a des briques sur l'odeur des morts
des briques sur le dernier sursaut
des briques sur l'innocence des mots

mais qu'importe que jours et nuits
semblent un champ non défait des griffes d'une escadre de sauterelles assassinées
brique c'est désormais hors du monde le pas premier du monde
brique chaque poussée de l'enfant en avance sur l'encoche
brique la frêle marche énorme du pétrel sur le grondement montant des eaux

brique surtout
l'aile feu de l'oiseau feu

et à jamais
plus fort que l'ostensible mât blanc
le sabre de la sirène ou le trou du dragon
toute aile
jusqu'au lait qui nourrit la naissance méconnue d'un astre
L'ESPOIR
notre ESPOIR
moins fort seulement
que les prairies bleues où se balancent les yeux de tes enfants
POLOGNE

et l'insolence tranquille des vastes tournesols.
Aimé Césaire, Sept poèmes reniés, 1948

À la fin de la terrible guerre des tranchées de 1914-1918, les voix s'élevaient à l'unisson pour dire, pour crier: «Plus jamais!». Hélas... la même génération d'hommes combattra, aux côtés des plus jeunes, bien souvent leurs fils... au cours de la Seconde Guerre mondiale. En '18, on ignorait, ou on voulait oublier, que la barbarie est là derrière nos portes... Tout de même, à la fin de la guerre les cœurs sont à la joie, même si les plaies sont ouvertes et les blessures profondes, et peut-être inguérissables... Fêtons, la guerre est finie!

Poème de joie...

Poème pour la paix
Monde ébloui, Monde étourdi.
Toutes les femmes heureuses ont
Retrouvé leur mari — il revient du soleil
Tant il apporte de chaleur.
Il rit et dit bonjour tout doucement
Avant d’embrasser sa merveille.

II
Splendide, la poitrine cambrée légèrement,
Sainte ma femme, tu es à moi bien mieux qu’au temps
Où avec lui, et lui, et lui, et lui, et lui,
Je tenais un fusil, un bidon — notre vie !

III
Tous les camarades du monde,
Ô ! mes amis !
Ne valent pas à ma table ronde
Ma femme et mes enfants assis,
Ô ! mes amis !

IV
Après le combat dans la foule,
Tu t’endormais dans la foule.
Maintenant, tu n’auras qu’un souffle près de toi,
Et ta femme partageant ta couche
T’inquiétera bien plus que les mille autres bouches.

V
Mon enfant est capricieux —
Tous ces caprices sont faits.
J’ai un bel enfant coquet
Qui me fait rire et rire.

VI
Travaille.Travail de mes dix doigts et travail de ma tête,
Travail de Dieu, travail de bête,
Ma vie et notre espoir de tous les jours,
La nourriture et notre amour.
Travaille.

VII
Ma belle, il nous faut voir fleurir
La rose blanche de ton lait.
Ma belle, il faut vite être mère,
Fais un enfant à mon image...

VIII
J’ai eu longtemps un visage inutile,
Mais maintenant
J’ai un visage pour être aimé,
J’ai un visage pour être heureux.

IX
Il me faut une amoureuse,
Une vierge amoureuse,
Une vierge à la robe légère.

X
Je rêve de toutes les belles
Qui se promènent dans la nuit,
Très calmes,
Avec la lune qui voyage.

XI
Toute la fleur des fruits éclaire mon jardin,
Les arbres de beauté et les arbres fruitiers.
Et je travaille et je suis seul dans mon jardin.
Et le soleil brûle en feu sombre sur mes mains
Paul Éluard, 1918

°°°
Ne soyez pas triste, c'est la vie!
Profitez de la vie tandis qu'elle est là. N'attendez pas à demain.
Allez, soyez heureux, chers lecteurs et lectrices!
Et merci de me lire, et de lire...
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[](1) «Amour, haine et propagande», une série diffusée à Radio-Canada. À voir les vendredi 30 avril, et ainsi de suite jusqu'au 4 juin 2010, à 21h. Pour en savoir plus sur la série, cliquez ici. Ça vaut le détour (ou le clic...)
[] (1) Le coffret de 3 DVD «Apocalypse, la 2e Guerre mondiale» est en prévente chez Archambault à 34,99$ (aussi bien dire 35$). Pour en savoir plus, cliquez ici.
[] (2) «Consentir à l'horreur», par Alexandre Shelds, L'Agenda, Le Devoir, semaine du 24 au 30 avril 2010. Pour comprendre en peu de mots, le mécanisme de la propagande, cliquez ici.
[] (3) «La culture ne rend pas plus humain», par Dominique Simonnet. Entrevue avec Georges Steiner, publiée dans L'Express. Pour accéder à l'article, cliquez ici.
[] (4) Jean Tardieu écrit ce poème en homme posthume au village d'Oradour-sur-Glane -un village martyr- dont la population -hommes, femmes, enfants- a été massacré par la Waffen-SS, le 10 juin 1944. Une horreur sans nom. Un exemple «parfait» de la barbarie. Lisez l'article sur Wikipédia pour en savoir plus, il est ici.
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