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dimanche 11 avril 2010

Brocéliande - Louis Aragon. Poésie / Seconde Guerre mondiale

Brocéliande, de Louis Aragon. Poésie / Seconde Guerre mondiale. J'ouvre le sac de toile bleu marine comme un coffre aux trésors, curieuse de découvrir «ce qu'il me cache»... Le contenu glisse pêle-mêle sur mon bureau: 1 DVD, «L'amour au temps du choléra d'après le roman éponyme de Gabriel Garcia Marquez; deux livres à écouter, «L'œuvre au noir», de Marguerite Yourcenar et «La valse des adieux», de Louis Aragon; et un livre... à lire. Une reliure brune usée aux entournures, une tranche jaunie, je l'ouvre au hasard. Je tombe sur deux pages de garde jaunies, qui me rappellent les vieilles photos de famille. Quid? Brocéliande de Louis Aragon, une édition relativement rare. En frontispice, un portrait de l'auteur par Matisse. Je lis à la fin du livre:

«Cette deuxième édition a été
achevée d'imprimer le quinze
septembre MCMXLV sur les
presses d'Albert Kundig à
Geneve (Suisse)
Sous l'année écrite en chiffres romains «1945». L'émotion me gagne...

«Le 2 septembre 1945, dans la baie de Tokyo, à bord du cuirassé américain Missouri, l’émotion étreint les représentants des nations alliées, Chinois, Anglais, Russes ou Français. Ils ont le privilège d’assister à la reddition japonaise, signée par le ministre japonais des Affaires étrangères Mamoru Shigemitsu et par le général Mac Arthur qui représente les vainqueurs.
C’est la fin de la seconde guerre mondiale.

Le feu de l'Enfer
est éteint... mais les braises prendront du temps, beaucoup de temps, à refroidir...»
[Littéranaute, mon billet à propos du dernier épisode de la télésérie «L'Apocalyse - L'enfer 1944-1945». Il est ici.]

Donc... 13 jours après la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce livre que je tiens dans mes mains sortaient des presses, en Suisse, dans une Europe dévastée. Dans les premières pages de garde, un lecteur a signé son nom et daté, de sa belle main d'écriture:
«J a Passy 28/4/47 108»
Les | dans le texte sont les passages qu'il a soulignés ainsi.
Où qu'il soit, je lui dédie ce blogue. Et le salue.

Avant de vous donner à lire la 1ère partie du poème -qui en comprend sept-, il me semble indispensable de le situer dans son contexte historique.

Les légendes médiévales et la France en 1942
«D’après les indications données par Aragon lui-même, le poème Brocéliande fut écrit en été 1942 à Nice et à Villeneuve-lès-Avignon. Il donne une description de la situation qui fut celle de la France au milieu de l'année 1942. L'originalité d'Aragon consiste à recourir, pour cette description, du moins partiellement, à l'imagerie appartenant aux légendes médiévales de Brocéliande, cette "forêt légendaire où les romans de la Table ronde faisaient vivre l'enchanteur Merlin et la fée Viviane". L'enchanteur Merlin s'éprend de la fée Viviane et demeure en son pouvoir, banni par elle dans un arbre, une fontaine, un tombeau ou un cercueil de verre au fond d'un lac. Elle s'y connaît en matière de sorcellerie, après être devenue fée grâce au savoir de l'enchanteur. C'est elle aussi qui révèle à Lancelot les règles de la chevalerie. Dans la "réalité", on identifie Brocéliande avec la forêt de Paimpont (département Ille-et-Vilaine)».(1)


La situation de la France en 1940... 1942. La Seconde Guerre mondiale (1939-1945) fait rage
.
En 1940, la France est divisée en 2 zones. La zone occupée: le nord et la côté atlantique. La zone d'occupation allemande est sous le Commandement militaire allemande siégeant à Paris. La Zone libre non occupée): au sud de la Loire où seules les lois du gouvernement de Vichy sont appliqués. Entre ces 2 zones, une ligne de démarcation. Le 11 novembre 1942, en représailles du débarquement des Alliés en Afrique du Nord, les Allemands franchissent la ligne de démarcation, envahissent la Zone libre. [Littéranaute, le billet est ici.]

«... la France de 1942 est pour Aragon une forêt pleine de monstres et de héros, une "Brocéliande" où "les sorciers de Vichy et les dragons de Germanie avaient donné à toutes les paroles une valeur incantatoire pervertie, rien ne s'appelait plus de son nom, et toute grandeur était avilie, toute vertu bafouée, persécutée." Dans cette "forêt de France" apparaissent des chevaliers d'un type nouveau, les gens de la Résistance, et le poète constate "une réincarnation de la légende dans l'histoire", "l'histoire confirmant la légende reprise". Aragon avait l'intention d'opposer aux "mythes" du national-socialisme les mythes français, "aux mythes de la race", opposer les images de la Nation»(1)

Le poème Brocéliande
Le poème se divise en 7 parties qui alternent entre des parties en alexandrins (rimes tiercées) et des vers libres, aux titres évocateurs:
1. D'une forêt qui ressemble à s'y méprendre à la mémoire des héros
2. Prière pour faire pleuvoir qui se dit une fois l'an sur le seuil de Brocéliande à la margelle de la fontaine de Bellenton
3. Vestiges du culte solaire célébré sur les pierres plates de Brocéliande
4. De la fausse pluie qui tomba sur une ville de pierre non loin de Brocéliande
5. De l'arbre où ce n'est pas Merlin qui est prisonnier
6. La nuit d'août
7. Le ciel exorcisé. Le poème (ou 7e partie) se termine par ses mots lourds de sens:

Je démonte pour vous ces démons mécaniques
Voyez leur sourcil d'ombre est fait de vos soucis
Et votre force fait leur force tyrannique

Il n'appartient qu'à vous de les chasser d'ici
Impossible est un mot béni de notre terre
Ce que vous redoutez est à votre merci

Connaître est la doublure blanche du mystère
On parle spectre encore et c'est pour la clarté
|Les enfants de la peur feront bien de se taire

Si je leur laisse place et rang dans la cité
Qu'ils cessent de servir nos maîtres transitoires
Et qu'ils ouvrent pour nous leurs forêts enchantées

Puisque les peseurs d'or ont fermé leurs comptoirs
Et que toute grandeur a passé son chemin
|Je te reprends Légende et j'en ferai l'Histoire

|Avenir qui ressemble aux lignes de nos mains

Revenons, à présent, lire la 1ère partie du poème.

Brocéliande, Louis Aragon
.......... 1 ............
D'une forêt qui ressemble à s'y méprendre à la mémoire des héros

Rien ne finit jamais comme on voit dans les livres
Une mort un bonheur après quoi tout est dit
Le paladin jamais la belle ne délivre

Et du dernier baiser renaît la tragédie
L'homme a le souffle court et pour peu qu'on le berce
Le dimanche l'endort que c'est déjà lundi

|La vie est une avoine et le vent la traverse
|Sans y trouver jamais un accord résolu
Si l'histoire y poursuit comme les rimes tierces

|L'irréversible amour des jours qui ne sont plus
Tout semble suffisant à l'étrange commère
Pour enchaîner sur le beau temps quand il a plu

Ou quand les amoureux enfin se désaimèrent
Au doigt d'autres enfants pour repasser l'anneau
Que pas un seul moment ne chôment les chimères

Elle transmet sans plus l'alphabet des signaux
Qui dicte à l'avenir une phrase secrète
Comme au ciel sans savoir fait un vol de vanneaux

Un passant dans la rue un second qui l'arrête
Avec le geste appris que la coutume veut
Il touche son chapeau montre sa cigarette

Et le rite accompli s'éloigne avec le feu
Que savent-ils de l'autre Un souffle Une étincelle
L'homme change mais pas la flamme et pas le jeu

La légendaire nuit ces étoiles l'ocellent
Il chantait l'air que tantôt vous fredonnerez
La fugue le reprend du bugle au violoncelle

|Et le monde est pareil à l'ancienne forêt
Cette tapisserie à verdure banales
Où dorment la licorne et le chardonneret

Rien n'y palpite plus des vieilles saturnales
Ni la mare de lune où les lutins dansaient
Inutile aujourd'hui de lire le journal

Vous n'y trouverez pas les mystères français
La fée a fui sans doute au fond de la fontaine
Et la fleur se fana qui chut de son corset

Les velours ont cédé le pas aux tiretaines
Le vin de violette est pour d'autres grisant
Les rêves de chez nous sont mis en quarantaine

|Mais le bel autrefois habite le présent
Le chèvrefeuille naît du cœur des sépultures
Et l'herbe se souvient au soir des vers luisants

Ma Mémoire est un chant sans appogiatures
Un manège qui tourne avec ses chevaliers
Et le refrain qu'il moud vient du cycle d'Arthur

Les pétales du temps tombent sur les halliers
D'où soudain de ses bois écartant les ramures
Sort le cerf que César orna de son collier

L'hermine s'y promène où la source murmure
Et s'arrête écoutant des reines chuchoter
Aux genoux des géants que leurs grands yeux émurent

Chênes verts souvenirs des belles enchantées
Brocéliande abri célèbre des bouvreuils
C'est toi forêt plus belle qu'est ombre en été

Comme je ne sais où dit Arnaud de Mareuil
Broussaille imaginaire où l'homme s'égara
Et la lumière est rousse où bondit l'écureuil

Brocéliande brune et blonde entre nos bras
Brocéliande bleue où brille le nom celte
Et tracent les sorciers leurs abracadabras

Brocéliande ouvre tes branches et descelle
Tes ténèbres voici dans leurs peaux de mouton
Ceux qui viennent prier pour que les eaux ruissellent

Tous les ans à la fontaine de Bellenton
Louis Aragon, 1942
[Partie extraite de la deuxième édition, 1945]

L'édition originale a été publié en 1942 à Paris, dans «Les poètes des cahiers du Rhône sous la direction d'Albert Béguin - III» Éditions de la Baconnière - Neuchâtel, Série rouge.
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(1) Westfälische Wilhelms-Universität Münster (WWU Münster)/ Aragon
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