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dimanche 6 juin 2010

Fred Pellerin - Un conteur à Paris / Ailleurs, un conte. Poésie.

«En lever de rideau», Le Monde publiait récemment un article sur Fred Pellerin, un conteur à la conquête de Paris. Macha Séry écrit: «Imaginez, disons, un mélange entre Henri Gougaud et Jamel Debbouze, Yannick Jaulin et Gad Elmaleh. Pas sûr, certes, qu'il aurait la frimousse de Fred Pellerin qui, à 33 ans, ajoute la blondeur à la minceur, porte menton pointu et lunettes rondes. Nul doute, en revanche, qu'il allierait art du récit ancestral et sens naturel de l'improvisation comique. Profession? Conteur. Et encore? Homme-orchestre, guitare, mandoline et harmonica. Quoi d'autre? Chef d'une famille nombreuse, cocasse et causante.»(1) Cette famille est le bled de St-Élie-de-Caxton, au Québec.(2).

À l'oral. «Aux parlures d'origine, aux tournures de vieux français auxquelles il rend saveur et malice, ce fabuliste ajoute l'invention verbale, le goût des néologismes, la distorsion du langage, la drôlerie.»(1)
À l'écrit. «A l'écrit, la langue épouse la poésie (épure des phrases, évidence des images, jeux de mots) et à l'oral, la vivacité d'un dialogue né des réactions du public, de l'humeur d'un soir.»(1)

Dans l'article du Monde, on louange le spectacle de Fred Pellerin «L'arracheuse de Temps», fort apprécié des Français «ébaubis». Quant à moi, je vous présente un conte plein de poésie, et de finesse intitulé «Ailleurs», tiré du livre «Il faut prendre le taureau par les contes». (3)

AILLEURS
un conte de Fred Pellerin

Saint-Élie de Canon, qui se défendit de l’invasion par la bouche de ses refrains, c’est mon village. Un siège de cet écho lointain qui vous habite jusqu’au bout du monde. Enveloppant come une mélodie de mère berçante dont les notes se croisent sans heurt. Saint-Élie de Canon : un accord signé. Et si la paix impose son lot de sacrifices vocaux, on trouve toujours une miséricorde pour s’en occuper. Babine fut celui qui paya cher le bonheur des autres.
Après toutes ses condamnations accumulées, on comprend bien que notre fou avait l’amour propre lessivé. La nouvelle de son départ récit à une réaction générale.
_ Va voir ailleurs!
_ C’est où, Ailleurs?
_ C’est par là!
Chez nous, ça fonctionnait ainsi : tu montres la lune, le fou regarde le doigt. Tu montre le doigt, le fou regarde le soleil. Et ce matin-là où Bobine décida de se lancer, on lui indiqua l’Est en précisant que c’était loin, mais que ça promettait grand. Il ramassa quelques cossins (affaires) dans un sac de toile. Il siffla son chien et s’orienta le capot vers le levant.

Quelques jours qu’il mijotait depuis qu’on lui avait soufflé mot, et Ailleurs avait pris des proportions paradisiaques. Il concevait Ailleurs comme un village de contes. Un patelin parfait. Ailleurs… Saint-Ailleurs de Canon, peut-être. Lui qui n’était jamais sorti de l’alentour restreint, voilà qu’il foulait le chemin de l’utopie. Ses suyiers (souliers) neufs dans les pieds, ses divagues à l’âme menaient le pas. Il traverse le village pour une dernière fois, le cap à l’Est.

Il passa bientôt la traque de Charette, puis continua vers Sainte- Barnabé-Nord. Toujours par là, riant, pour une vie nouvelle. Il fantasmait les habitants de Saint-Ailleurs de Canon, tout de plaisirs vêtus, habillés en bonheur deux-pièces, de la tête aux pieds. Surtout, il croyait marcher vers un monde où chacun serait un et pas moins. Une place où il ferait partie du tout, où on le prendrait pour autre chose que rien. Enfin, une manière de renouer avec sa première personne du singulier.
Puis, il tenait bon. Il passa le rang de la Grande-Rivière, traversa Yamachiche. Toujours par là, sans dévier d’un degré…

***
Arrivé au soir, il n’avait déniché aucune pancarte affichant sa destination ou quelque nom similaire. IL pensa en lui-même que la route s’allongeait plus que prévu. Et en même temps qu’il craignait d’avoir manqué une fourche. Il se consolait que plus ça allait être loin, plus il aurait loisir de se faire une idée. Moins il arriverait à destination et plus le rêve resterait intact longtemps. Avec un peu de chance, il pourrait inventer et inventorier mentalement tous les petits racoins de sa nouvelle ville. Plus c’est loin, plus on voit grand.La nuit lui tomba dans les jambes, Fatigué, il franchit le fossé pour se racotiller (recroqueviller) en petite boule dans les herbes hautes. Il se déchaussa, se fit une tranche de pain beurrée de misère. Avant de s’endormir, il prit soin de vérifier que ses suyiers (souliers) soient bien en place. Pour se rappeler là où il allait, il les stationna pointant vers l’Est. Comme ça dès le réveil, il partirait de l’avant. Ça lui éviterait les détours. La tête sur son baluchon, son chien couché le long de son dos, Babine marcha pieds nus sur le chemin des songes. Ses suyers restèrent éveillés, toujours à l’affût de la visée de demain.

Le monde de Fred Pellerin. Le village de St-Élie-de-Caxton.



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[] (1)«En lever de rideau», Le Monde publie un article sur Fred Pellerin, un conteur à la conquête de Paris. Macha Séry. Article paru dans l'édition du 30.05.10. Pour lire l’article, cliquez ici.
[] (2) Pour voir «le monde de Fred», cliquez ici.
[] (3) Fred Pellerin, Il faut prendre le taureau par les contes, Éditions Planète Rebelle, Livre et CD, «Ailleurs», p.93 à p.95.
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