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vendredi 26 mars 2010

Malaise existentiel - Chanson québécoise - Isabelle Matte/ PUL - Le Devoir

Un article du journal Le Devoir, «La complainte du vide intérieur» par Frédérique Doyon, attirait dernièrement mon attention, un titre qui pique la curiosité... De quoi s'agit-il donc? «L’anthropologue Isabelle Matte. écrit la journaliste, constate que la chanson québécoise actuelle semble exprimer une perte du lien social, du sentiment d’appartenance. Sous des airs souvent joyeux, nos artistes chantent la perte de sens et le cul-de-sac de la surconsommation (…)» (1).

Le malaise existentiel
«Si la chanson est le reflet d’une société, le Québec ne va pas bien du tout. Le mal de vivre, le ras-le-bol face à la surconsommation, l’impasse du pays toujours à venir et en devenir: voilà les thèmes qui reviennent inlassablement dans la chanson québécoise. En fait, on est à des années-lumière d’une chanson-phare des années 1970 interprétée par Renée Claude, C’est le début d’un temps nouveau, où, en résumé, le bonheur était la seule vertu et où l’infini n’effrayait pas, bien au contraire. Que s’est-il passé entre hier et aujourd’hui pour que le malaise existentiel imprègne à ce point la chanson québécoise?», écrit Renée Larochelle dans le journal Au fil des événements. (2)
Isabelle Matte, qui participait à une table ronde, répond à cette question complexe qu'elle a examinée à fond. (2)

Perte du lien social, du sentiment d'appartenance

«Jusqu’à la Révolution tranquille, le catholicisme était le liant de la société, dit Isabelle Matte. Aujourd’hui, la société de consommation a remplacé la religion. Cette nostalgie d’un monde perdu est très présente dans les chansons écrites par des artistes nés après le baby-boom, donc après 1960. Bien sûr, le retour en arrière n’est pas souhaité et ce n’est ni de la messe ni de la confession dont le Québec s’ennuie, mais bien du ciment social qui caractérisait la société québécoise de l’époque.»
«Il y a des choses qui n'ont pas été digérées.»

La chanson québécoise, baromètre du malaise existentiel
La rue principale, chanson des Colocs, qui dépeint la métamorphose d’un village du Lac Saint-Jean, autrefois tricoté serré entre «la Coop, le gaz bar, la Caisse pop, le croque-mort», en un lieu désert et déserté après la construction d’un centre d’achats.

Dans En Berne, les Cow-Boys fringants effectuent une charge féroce contre le Québec contemporain, tirant à bout portant sur le manque d’idéal et de solidarité des Québécois qui, le cul assis su’l statu quo, se gavent de poutine et de téléromans. Ils en concluent que Si c’est ça l’Québec moderne/Ben moi j’mets mon drapeau en berne/ Et j’emmerde tous les bouffons qui nous gouvernent.

Le groupe Loco Locass, lui, parle de la nécessité de mettre quelque chose là où Dieu, jadis, remplissait l’espace: Dieu est mort, faut bien qu’on le remplace/Qu’on remplace le vide qui prend toute la place. Dans Groove Grave, le groupe associe directement le mal de vivre et le vide à la société de consommation: Y’a quelque chose de pourri au royaume du trademark/Dieu est mort, faut bien qu’on le remplace/Qu’on remplace le vide qui prend toute la place/

Un malaise sans issue
Selon Isabelle Matte, c’est l’idée selon laquelle il n’existe pas d’issue à ce malaise qui rend cette insatisfaction différente de celle de la jeunesse d’une autre époque. En somme, un monde s’est évanoui mais il n’a été remplacé par aucun autre.

La critique du capitalisme et d'un monde qui tourne à vide fait partie du discours dominant et populaire. La chanson québécoise actuelle en témoigne. Les textes regorgent de références apocalyptiques en forme de quête de sens, L'Échec du matériel de Daniel Bélanger est en tête de liste.

Une place au soleil

La chanson Dégénération, écrite par le groupe Mes Aïeux, témoigne bien des misères existentielles vécues par les jeunes qui, malgré un mode de vie plus facile et un bien-être matériel plus grand que celui de leurs ancêtres, peinent à trouver leur place au soleil.

(...) «Dans Dégénération, le passé n’est pas idéalisé, personne n’est dupe. Mais les gens ont pris à bras-le-corps cette chanson car ce passé proposait des liens significatifs entre les personnes.»

Cette nostalgie, Mme Matte la perçoit comme saine et positive, écrit Frédérique Doyon. D'une part, elle reflète l'intensité toute particulière avec laquelle a été vécue la Révolution tranquille au Québec, période de contestation politique, de révolution sexuelle doublée d'un mouvement de sécularisation en mode accéléré. D'autre part, elle dénote une curiosité nouvelle, un «désir de se lier à ce passé [longtemps évacué et que les jeunes connaissent souvent mal, note-t-elle], de jeter un pont, de faire partie d'une continuité.»

Le Québec, l'Irlande et... Daniel Bélanger*
Pour Isabelle Matte dont la thèse porte sur la rapidité du déclin du catholicisme au Québec et en Irlande, le chanteur Daniel Bélanger, avec son album intitulé «L’échec du matériel» (2007), est l’artiste ayant le plus su mettre en paroles et en musique l’angoisse et la tristesse ambiantes avec, en filigrane, cette idéologie du marché envahissant l’esprit et l’existence: Comme il est partout/Mais surtout dans ses valises/Avant de disparaître/Dieu vend ses églises.


Un discours sur le monde
«Dans les productions culturelles d'ici, il y a un réel souci d'où on s'en va, dit-elle en citant notamment la trilogie du cinéaste Bernard Émond sur les vertus théologales. Je trouve nos artistes intelligents, ils ont un discours sur le monde qu'on se doit d'entendre. Il faut les écouter...» (1)

Malaise existentiel et discours apocalyptique dans la jeune chanson québécoise
C'est le titre du chapitre 9, signé par Isabelle Matte, dans le livre publié aux PUL -Presses de l'Université Laval- sous la direction de Robert Mager et Serge Cantin. Les 3 sous-titres du chapitre se lisent ainsi: Le décryptage d'une impasse; Une inversion structurelle; Daniel Bélanger, Weber québécois (p.165 à 180).

«Ce changement radical des visions du monde, Isabelle Matte l'attribue à l'"inversion structurelle" qui s'est opérée avec la Révolution tranquille.
"Nous parlons, dit-elle, du passage d'un catholicisme englobant une bonne partie de la réalité sociale et existentielle des Québécois à une religion qui se doit d'être choisie par l'individu. Le passage, donc, d'une société largement traditionnelle à une société de consommation post-industrielle», écrit-elle, un peu à contre-courant de ses collègues-auteurs qui tentent plutôt de relativiser l'impact de la Révolution tranquille pour montrer la persistance d'un sens religieux qui s'est simplement diversifié"(1)

Quant à moi, je trouve la position d'Isabelle Matte plus juste que celle de ses co-auteurs -si nombreux et si savants soient-ils. Elle me semble plus près des «réalités» québécoises. Ce n'est pas par hasard si les «gens ordinaires», de tous âges, s'approprient, entre autres, les chansons ici nommées, ces chansons qui disent tout haut, et si bien, ce que bien des gens pensent, et ressentent. Évidemment, il revient à chacun de se faire une opinion, cela va de soi.
La lecture de la table des matières et de la quatrième de couverture donnent une idée du contenu du livre. Le PDF est ici. Livre à feuilleter en librairie pour s'en faire une meilleure idée.

L'échec du matériel, chanson de Daniel Bélanger

Plus je m'assure sur la vie et sur les choses
Je me réveille chaque jour plus angoissé
Les objets me hantent
Je fais des cauchemars de brocantes où tout s'enfuit.
En sursaut, je me réveille

Devant l'échec du matériel
Devant l'échec

On peut me priver d'amour, mais pas de posséder
Plutôt vendre mon âme et puis mourir
Ma valeur marchande à la bourse de l'enfer est à la hausse à chaque angoisse qui me ronge

Devant l'échec du matériel
Devant l'échec

Faire marche arrière, entreprendre un demi-tour est bien au dessus de mes forces déployées
à faire ce que doit, ce que les choses attendent de moi à maintenir le monde avant qu'il ne s'effondre

Devant l'échec du matériel
Devant l'échec
Devant l'échec du matériel
Devant l'échec
[Écoutez de courts extraits sur Archambault musique, ici]

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* Ce titre rappelle, et salue, le magnifique livre de Victor-Lévy Beaulieu «Le Québec, l'Irlande et les mots».
[] (1) Le Devoir, «La complainte du vide intérieur» par Frédérique Doyon, l'article est ici.
[] (2) Au fil des événements, «L'échec du matériel» par Renée Larochelle, l'article est ici.
Oeuvre. Mythes et poésie du vide, de Kader Attia
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