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vendredi 12 février 2010

A. Analyse - «Rapport de police» Marie Darrieussecq / Plagiomnie - Sampling - Salmigondis

Marie Darrieussecq, «Rapport de police». Mon analyse de l'essai est axée sur 3 thèmes: la plagiomnie, le sampling, et le salmigondis de l'auteure, qui soumet le lecteur à une dure épreuve. Qui trop embrasse mal étreint... Plus joliment dit: «Nous embrassons tout, mais nous n'estreignons que du vent», Montaigne. Son but, dit-elle, est de «laver son honneur d'écrivain». On sait de quoi il s'agit, passons. L'essai est plus vaste. Il couvre la notion de plagiat, l'histoire de ce concept à travers la littérature. Il tente de répondre aux questions: À quoi sert l'accusation de plagiat? Comment «prend-elle», pourquoi trouve-t-elle toujours tant d'échos? Qu'est-ce que cela veut dire, d'un état de la critique et des institutions littéraires, d'un état de la société puisque la littérature fait symptôme? L'essai vise à démontrer que l'accusation de plagiat relève d'un empêchement général, une chape de plomb faite d'interdits, de sacralité et d'anathèmes, une surveillance de la fiction qui s'étend de Platon au goulag. Il traite aussi de la création littéraire et des relations entre l'écrivain et ses pairs, et de la lecture.*

La plagiomnie
Marie Darrieussecq parle de «plagiomnie», mot formé de la contraction de plagiat et calomnie, sur le modèle de «érotomanie». Citations:
[] J'appelle "plagiomnie" la dénonciation calomnieuse de plagiat. A l'origine, on trouve un désir fou d'être plagié. C'est tout bénéfice: on s'imagine une reconnaissance qu'on n'a pas forcément, puisqu'on est digne d'être copié. On se pose comme auteur qui compte, comme victime aussi. Et par les temps qui courent, être victime, c'est une assurance de respect, d'attention médiatique. L'exemple le plus marquant est celui de Daphné Du Maurier, l'auteur de Rebecca. [...]»(1)
[] «Il y a une rage à vouloir être plagié. Au début du xxe siècle Gatian de Clérambault a fondé le concept d’érotomanie: cette "illusion délirante d’être aimée", généralement d’un personnage célèbre. Concept que Lacan développa en "paranoïa autopunitive" dans sa thèse de 1932. Celle qu’il appelle Aimée, et dont il décrit le cas, en vient à tenter d’assassiner l’actrice qui obsédait ses pensées. "Elle veut faire parler d’elle", dit le flic qui l’arrête après son passage à l’acte.»(2)
.― On verra, avec le temps, si ce néologisme, inventée par l'auteure, va «prendre». Cette notion de plagiomnie -ambigüe- donne le ton à l'essai, et teinte les hypothèses et les interprétations.

Le sampling

[] «La crispation sur l’intégrité mobilière du texte est aussi une réaction phobique à une ère numérique toute proche [sic], faite de lecture sur e-book et d’écriture par sampling. D’où, aujourd’hui, une certaine re-sacralisation de l’écrit. La hantise de dépossession que manifeste la croyance au plagiat est aiguillonnée par l’insécurité moderne de l’auteur. Le texte est inaliénable, indéformable et aussi incarné qu’un ongle: quand c’est écrit ça ne s’envole pas, mais bizarrement, ça peut se voler.» (2)
.― Ce passage n'est pas très clair, mais à le lire attentivement, on finit par deviner ce que l'auteure veut dire. Implorons, un instant, Boileau: «Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,/Et les mots pour le dire arrivent aisément.» Boileau, Art poétique, Chant1.

Le «sampling» Quid? En français (!), sampling se traduit échantillonnage.
En musique, l'échantillonnage est un extrait d'une pièce composée par un musicien qui sert à la composition d'une pièce d'un autre musicien. Attention! Les droits d'auteur doivent -impérativement- être respectés. Sur son site, Creative Commons le spécifie nettement. Sinon, gare! Le «sampler», le pilleur ou plagiaire se fera taper sur les doigts par la justice pour non respect des droits d'auteur [copyrigt] ou contrefaçon. «Bien d'autrui, tu ne prendras...».

En littérature
, l'échantillonnage est une voie d'expérimentation poétique et de production littéraire spécifique, d'avant-garde, qui n'ont rien à voir avec le plagiat. Olivier Cadiot, Pierre Alferi, et les expérimentations de la revue Remix -dont fait mention l'auteure- sont de cet ordre. Pour y voir plus clair, lisons ce texte de 2004, écrit par Noël Blandin:

«L'édition littéraire s'empare des coutumes de la production musicale contemporaine et lance Remix, une nouvelle revue littéraire bi-annuelle publié par Hachette Littératures. Le premier numéro sortira en librairie le 10 mars et le second en septembre prochain. Plus qu'une revue de forme traditionnelle, il s'agit plutôt d'un recueil de nouvelles réécrites, "remixées", par des auteurs pour la plupart déjà assez connus du grand public. Selon l'éditeur, "c'est l'adaptation à la littérature du procédé qui triomphe dans le hip hop ou les musiques électroniques: le remix ou la réappropriation d'une création passée". Au total quinze textes de ce genre sont publiés dans le premier numéro, cinq textes originaux remixés chacun par deux autres auteurs. On y trouve par exemple Philippe Besson réécrit et interprété par Arnaud Cathrine et Jean-Claude Pirotte ou bien Charles Pépin par Philippe Djian et Hélèna Villovitch. La revue est dirigée par Guillaume Allary et Charles Pépin.»(3)

Il est faux de dire que «l'ère numérique», qui date de plusieurs lunes déjà, est faite d'«écriture par sampling.» S'il fallait... le champ littéraire serait réduit à une peau de chagrin. Il est hasardeux de prédire que l'écriture de demain sera faite d'«écriture par sampling». La lecture sur e-book, Mp3, etc... et d'autres supports électroniques ou informatiques: oui, ça va, mais cette lecture ne supplante pas, actuellement, le livre imprimé. Bien malin qui saura prédire, si tout-numérique remplacera un jour le livre imprimé. (4)(5).

Reprenons
: «... la hantise de dépossession que manifeste la croyance au plagiat est aiguillonnée par l’insécurité moderne de l’auteur.»
·― Hantise de dépossession? Ce n'est pas une hantise... c'est une question de droit. Il est normal, et justifié, de vouloir garder son bien pour soi, et de refuser de se laisser déposséder. Un auteur peut toujours donner une autorisation de reproduction avec ou sans compensation. Je le répète: «Bien d'autrui, tu ne prendras...» J'ajoute: ni ne plagieras, ni ne «samplingneras» sans autorisation expresse.
·― Depuis quand le plagiat est-il une croyance?
.― Insécurité moderne? Moderne... c'est relatif. Dans l'Introduction de «rapport de police», on trouve un survol historique. Ici, je fais appel à 3 citations tirées d'autre sources. L'un n'empêchant pas l'autre.
[] «Plagiaire vient de plagiere, 1584, et du latin plagiarius «celui qui vole les esclaves d'autrui, et du grec plagios qui signifie oblique, fourbe. "Des compilateurs à foison, des ressasseurs, des plagiaires de plagiats et des critiques et des critiques de critiques», dixit Baudelaire."» Le Petit Robert.
[] «Après avoir rappelé l'évolution du concept de plagiat depuis l'Antiquité jusqu'à la Renaissance, elle [Yzabelle Martineau] s'appuie sur Alain Viala pour montrer comment ce concept se précise au XVIIe siècle. C'est à cette époque, en effet, que l'on voit les premiers auteurs commencer à vivre de leur plume, tels Corneille et Racine, et que l'on reconnaît à l'auteur le droit moral de protéger l'intégrité de son œuvre. La réflexion collective sur le droit d'auteur se développe au XVIIIe siècle, notamment avec la lettre de Diderot sur le commerce de la librairie.» (6)
[] Comme le rappelle Christian Vandendorpe, l’importance attachée aux droits d’auteur et au fait d’être auteur est toutefois assez récente. «Montaigne reconnaît avec une suprême désinvolture les nombreux emprunts qu'il fait aux Anciens ("Je ne compte pas mes emprunts, je les poise") et se justifie de ne pas nommer ses sources par le plaisir anticipé de voir des critiques un peu hâtifs "donne[r] une nazarde à Plutarque sur mon nez, et qu'ils s'échaudent à injurier Sénèque en moy" (II, 10).»(7)
[] Note: Martial, poète latin, fut le premier à utiliser le mot plagiarius, dont le sens propre était voleur d'esclave, pour désigner un voleur de phrases. (7).―Il devait être «insécure»... vu la mobilité manuscrite du temps, qui datait de plusieurs lunes!

Poursuivons. Voici un extrait d'un entretien de Marie Darrieusseq (M.D.) avec Marianne Payot, publié sur L'Express (E).
«M.D. Je suis très désillusionnée, désabusée, car si je trouve légitime qu'on n'aime pas mes livres, je ne supporte pas cette accusation-là. («plagiat psychique», notion nébuleuse; voir mon billet du 28 janvier 2010).
E. Au point, écrivez-vous, de vous être métamorphosée en laie du Pays basque, d'avoir arrêté de lire les suppléments littéraires, de regarder les blogs...
M. D. Surtout les blogs, en effet, qui me semblent relever d'une France très poujadiste(!!!). C'est le royaume de l'opinion non vérifiée, de l'avocat qui se fait juge, de l'accusé dénoncé comme coupable. C'est le lynchage permanent.
E. Mais les plagiaires existent, tout de même.
M. D. Oui, bien sûr. Mais je pense que ce ne sont pas des écrivains, ce sont des écrivants, comme disait Barthes, des gens qui bricolent, font des copiés-collés ou qui n'écrivent pas eux-mêmes leur livre.»(8)
Oh oui! Des écrivains plagient... pour des motifs souvent triviaux, et ceux et celles qui les pointent du doigt ne «souffrent» pas de «plagiomnie».(9)

Les «samplers»,―des blogeurs disent plutôt «samplingueurs»― seraient des écrivants-bricoleurs? Pour faire juste mesure, nous serions des «lecteurs-saucissons»...
Je regrette, mais le «sampling» ―exclusion faite du procédé littéraire- est vu comme un plagiat... Parlez-en à Thierry Ardisson, auteur «Pondichéry» qui s'est fait prendre, en 2005, à «sampler», comprendre plagier.(10)
L'écriture de demain sera faite d'écriture par sampling, vraiment? qu'en diront les samplés... aux prises , sans doute, avec une hantise de la dépossession...

Salmigondis!
Salmigondis, vous dis-je! Et que vous êtes à même de constater. Un dernier extrait:
M.D. «… J’ai voulu écrire Rapport de police à la mémoire de ces écrivains calomniés. J’espère qu’à l’avenir d’autres écrivains injustement accusés pourront s’y référer.
E. Avez-vous conçu cet essai comme une réponse à ces accusations ?
M. D. Le plagiat ne m’intéresse pas. Mon problème, c’est la calomnie…»(8)
.― Alors pourquoi ce titre de «Accusations de plagiat et autres modes de surveillance»? Pourquoi écrire tant de pages sur le plagiat? C'est incohérent... Mais s'agit-il d'un essai ou d'un pamphlet?

Le livre présente un large panorama sur le plagiat et le contrôle des écrits. On y croise de nombreux écrivains: Apollinaire, Celan, Camilo José Cela, Cervantès, Daphné Du Maurier, Épicure, Freud, Danilo Kis, Maïakovski, Mandelstam, Melville, Pablo Neruda, Ovide, Platon, Proust, Stendhal…
Une absence «remarquée». Le Prix Nobel de littérature 2009, Herta Müller qui a vécu sous la botte du régime de Ceaucescu; elle en témoigne dans ses livres dont 3 sont traduits en français. Un témoin vivant... parmi tous ses morts. Dans sa conférence lors de la réception du Prix Nobel, intitulée «Tu as un mouchoir?», elle évoque son enfance et sa vie de traductrice en usine sous la poigne de la Securitate. Un témoignage émouvant, qui donne des frissons dans le dos.(11)
Dans l'essai, les nombreuses notes et les références renvoient aux sources consultées; elles forment une base de données que l'on peut explorer à sa guise, et vérifier... -ce qui jouera un vilain tour à l'auteure. C'est un essai personnel écrit à la première personne, au «je»... Fort bien. «Personnel» n'autorise pas à dire n'importe quoi: on s'entend là-dessus. Le travail est imposant, 324 pages. En dépit de certaines qualités, l'essai présente de sérieuses limites.

Je vous laisse le temps de lire ce long billet, que j'ai préparé pour vous avec grand soin, et de consulter les références. Je vous reviendrai lundi pour la suite... Je verrai, entre autres, le cas de Danilo Kiss.

Dimanche, jour de la Saint-Valentin, sera un intermède. Je vous parlerai d'amour et d'amitié!

Bonne lecture!
___
* C'est moi qui souligne certains passages du texte.
«Rapport de police. Accusations de plagiat et autres modes de surveillance.» Marie Darrieussecq, Éditions POL, 2010, 324 pages.
[] (1) David Caviglioli, «Darrieusseq: Plagiaires, vos papiers!», sur BibliObs. L'entretien avec Marie Darrieusseq est ici.
[] (2) Rapport de police. Introduction. Lire le texte ici.
[] (3) Noël Blandin, «Parution de la revue Remix aux éditions Hachette Littératures», l'article est ici.
[] (4) Catherine Portevin, «Umberto Eco: "Le livre est une invention aussi indépassable que la roue ou le marteau"», Grand entretien, sur Télérama.fr. L'article est ici
[] (5) Jean-Philippe de Tonnac, Umberto Eco et Jean-Claude Carrière, «Le livre ne mourra pas», sur BibliObs. L'entretien est ici. L'e-book convient mieux à certaines lectures qu'un livre (pièces d'un dossier), et vice versa (lecture de Guerre et Paix».
[] (6) Yzabelle Martineau, «Le faux littéraire. Plagiat littéraire, intertextualité et dialogisme», Québec, Éditions Nota Bene, Collection «Essais critiques», 2002. Lire le compte rendu ici.
[] (7) L'Encyclopédie de l'Agora. Référence: «Le Plagiat» (collectif), actes du colloque international tenu à l'Université d'Ottawa, P.U.O., 1992. Le dossier sur le plagiat est ici.
[] (8) Marianne Payot, «Marie Darrieusseq et Camille Laurens règlent leurs comptes», sur L'Express. L'entretien est ici.
[] (9) Une visite de l'excellent site http://www.leplagiat.net de Hélène Maurel-Indart s'impose.
[] (10) «Thierry Ardisson: du plagiat à l'échelle industrielle - Pillage. Les recherches d'un étudiant montre que le célèbre animateur a plagié bien plus qu'il ne l'admet dans ses "Confessions"». Michel Audétat s'étonne que personne n'en parle. Lire l'article sur Tatamis ici. Vous pouvez le télécharger.
[] (11) Pour vous en faire une idée, je vous invite à lire des extraits de sa conférence sur Littéranaute, mon billet du 12 décembre 2009 «Herta Müller - Prix Nobel de littérature - Conférence». Cliquer ici.

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