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samedi 12 décembre 2009

Herta Müller - Prix Nobel de littérature - Conférence

Herta Müller, Prix Nobel de littérature.(1) Le 10 décembre 2007, Herta Müller, romancière allemande d'origine roumaine, prononçait un conférence lors de la réception de son Prix Nobel. À travers la symbolique du mouchoir, elle évoque son enfance: «TU AS UN MOUCHOIR?», lui demandait sa mère, paroles rudes exprimant sa tendresse, ainsi que des épisodes de sa vie et de sa famille. Puis, elle évoque sa vie de traductrice en usine sous la poigne de la Securitate. Reléguée à travailler dans un escalier, à cause de son refus de «collaborer», l'adulte rejoindra la petite fille qui gardait les vaches. [Les majuscules sont de l'auteur]

«Dans mon escalier, j'étais aussi seule qu'à l'époque où je gardais les vaches dans la vallée.»

«Gardée par la sonorité des mots, je gardais les vaches»

Dans son escalier, elle cherchait des mots dans le dictionnaire pour savoir de quoi retournait l'esprit de l'ESCALIER: départ, palière, giron, nez, collet, etc.

«Qu'est-ce qui pousse donc l'être humain à intégrer son propre visage même
aux objets les plus encombrants, qu'ils soient en bois, en pierre, en béton ou en fer,
et à donner à un outillage inanimé le nom de sa propre chair,
à le personnifier en y voyant des parties du corps?»

De fil en aiguille, Herta Müller déroule son travail d'écrivain, basée sur la découverte et l'invention de mots. Les mots qui en savent long et qui en disent autant. Le titre de sa conférence contient tous ses mondes, et tous ses mots qui l'habitent et l'ont aidée à vivre, dans la dignité.

Chaque mot en sait long sur le cercle vicieux

En voici des extraits

TU AS UN MOUCHOIR ? me demandait ma mère au portail tous les matins, avant que je ne parte dans la rue. Je n'en avais pas. Étant sans mouchoir, je retournais en prendre un dans ma chambre. Je n'en avais jamais, car tous les jours, j'attendais cette question. Le mouchoir était la preuve que ma mère me protégeait le matin. Le reste de la journée, pour les autres sujets, je me débrouillais seule. La question TU AS UN MOUCHOIR ? était un mot tendre détourné. Direct, il aurait été gênant, ça ne se faisait pas chez les paysans. L'amour était travesti en question. On ne pouvait l'exprimer que sèchement, d'un ton impérieux, comme les gestes du travail. C'était même la brusquerie de la voix qui soulignait la tendresse. Tous les matins, au portail, j'étais d'abord sans mouchoir, et j'attendais d'en avoir un pour m'en aller dans la rue ; c'était comme si, grâce au mouchoir, ma mère avait été présente.

Et vingt ans plus tard, à la ville, j'étais depuis longtemps seule, traductrice dans une usine de construction mécanique. Je me levais à cinq heures et prenais mon travail à six heures et demie. Le matin, diffusé par le haut-parleur, l'hymne national retentissait dans la cour de l'usine. À la pause de midi, c'étaient des chœurs d'ouvriers. Quant aux ouvriers attablés, ils avaient les yeux vides comme du fer-blanc, les mains barbouillées de graisse, et leur casse-croûte était emballé dans du papier journal. Avant de manger leur tranche de lard, ils grattaient l'encre d'imprimerie qui était dessus. Deux années de train-train quotidien s'écoulèrent.

La troisième année marqua la fin de l'égalité des jours. En l'espace d'une semaine, je vis arriver trois fois dans mon bureau, tôt le matin, un géant à la lourde ossature et au regard d'un bleu étincelant : un colosse des services secrets.

La première fois, il m'insulta en restant debout et s'en alla.

La deuxième fois, il enleva sa parka, l'accrocha à la clé du placard et s'assit. Ce matin-là, j'avais apporté des tulipes de chez moi, et je les arrangeais dans le vase. Tout en me regardant, il loua ma singulière expérience de la nature humaine. Il avait une voix onctueuse qui me sembla louche. Je refusai le compliment : je m'y connaissais en tulipes, pas en êtres humains. Il rétorqua d'un air narquois qu'il en savait plus long sur ma personne que moi sur les tulipes. Et il partit, sa parka sur le bras.

La troisième fois, il s'assit et je restai debout, car il avait posé sa serviette sur ma chaise. Je n'osai pas la mettre par terre. Il me traita d'idiote finie, de fainéante, de femme facile, aussi infecte qu'une chienne errante. Il repoussa le vase au bord du bureau et, au milieu, posa un crayon et une feuille de papier. Il hurla : écrivez ! Debout, j'écrivis sous sa dictée mon nom, ma date de naissance et mon adresse. Puis : quel que soit le degré de proximité ou de parenté, je ne dirai à personne que je ... et voici l'affreux mot roumain : colaborez, que je collabore. Ce mot, je ne l'écrivis pas. Je posai le crayon, allai à la fenêtre et regardai, au dehors, la rue poussiéreuse. Elle n'était pas asphaltée, elle avait des nids-de-poule et des maisons bossues. Cette ruelle délabrée s'appelait toujours Strada Gloriei, rue de la Gloire. Un chat était juché sur un mûrier tout dépouillé, rue de la Gloire. C'était le chat de l'usine, celui à l'oreille déchirée. Au-dessus de lui, un soleil matinal, comme un tambour jaune. Je fis : n-am caracterul. Je n'ai pas ce caractère-là. Je le dis à la rue, dehors. Le mot "caractère" exaspéra l'homme des services secrets. Il déchira la feuille et jeta les bouts de papier par terre. [...]

Le lendemain, les tracasseries commencèrent. On voulait que je quitte définitivement l'usine...

[...]
Quand j'étais petite, à la maison, il y avait un tiroir à mouchoirs avec deux rangées comportant chacune trois piles :

À gauche, les mouchoirs d'homme pour mon père et mon grand-père.

À droite, les mouchoirs de femme pour ma mère et ma grand-mère.

Au milieu, les mouchoirs d'enfant pour moi.

Ce tiroir était notre portrait de famille, en format mouchoir de poche. Les mouchoirs d'homme, les plus grands, avaient sur le pourtour des rayures foncées en marron, gris ou bordeaux. Ceux de femme étaient plus petits, avec un liseré bleu clair, rouge ou vert. Encore plus petits et sans liseré, ceux d'enfant formaient un carré blanc orné de fleurs ou d'animaux. Dans chaque catégorie de mouchoirs, il y avait ceux pour tous les jours, sur le devant, et ceux du dimanche, au fond. Le dimanche, le mouchoir devait être assorti aux vêtements, même si on ne le voyait pas.

À la maison, le mouchoir comptait plus que tout, et même plus que nous. Il était d'une utilité universelle en cas de rhume, saignement de nez, écorchure à la main, au coude ou au genou, il servait à essuyer les larmes ou, si on le mordait, à les retenir.
[...] Dans mon village, quand quelqu'un mourait chez soi, on lui nouait aussitôt un mouchoir autour du menton pour maintenir la bouche fermée jusqu'à la rigidité cadavérique. Et si quelqu'un, étant sorti, tombait à la renverse au bord du chemin, il y avait toujours un passant pour lui couvrir le visage de son mouchoir - là, le mouchoir était le premier repos du mort.

[...]
Plus tard, j'eus des entretiens avec Oskar Pastior pour écrire mon livre sur sa déportation dans un camp de travail soviétique, et il me raconta qu'une vieille mère russe lui avait donné un mouchoir de batiste. Peut-être que vous aurez de la chance, mon fils et toi, et que vous pourrez bientôt rentrer chez vous, avait dit la Russe. Son fils avait l'âge d'Oskar Pastior et il était tout aussi éloigné de sa maison, mais dans une autre direction, selon elle, dans un bataillon pénitentiaire. [...] Pour cette femme, Pastior était lui-même un être ambigu, entre mendiant détaché du monde et enfant perdu dans le monde. Double personnage, il fut comblé et dépassé par le geste d'une femme qui, elle-même, était à ses yeux deux personnes : une étrangère et une mère aux petits soins demandant TU AS UN MOUCHOIR ?

Depuis que je connais cette histoire, j'ai moi aussi une question : la phrase TU AS UN MOUCHOIR est-elle universellement valable, s'étend-elle sur la moitié du monde, dans le scintillement de la neige, des frimas au dégel ? Franchit-elle toutes les frontières, entre les monts et les steppes, pour entrer dans un immense empire parsemé de camps pénitentiaires et de camps de travail ? Reste-t-elle increvable, cette question, malgré le marteau et la faucille, ou même tous les camps de rééducation sous Staline ?

[...]
Oskar Pastior a conservé dans son paquetage cette relique d'une double mère ayant un double fils, et il l'a rapportée chez lui au bout de cinq années passées au camp. Pourquoi ? Son mouchoir blanc était l'espoir et la peur. Abandonner l'espoir ou la peur, c'est mourir.

[...]
C'est encore par un mouchoir que se termine une autre histoire.

Le fils de mes grands-parents s'appelait Matz. Dans les années trente, on l'envoya en apprentissage à Timisoara pour qu'il reprenne l'épicerie familiale où l'on vendait aussi des grains. À l'école, il y avait des professeurs venus du Reich allemand, de vrais nazis. Cet apprentissage a fait de Matz un vague commerçant et surtout un nazi, par un lavage de cerveau planifié. Nouvelle recrue, Matz était fanatique au terme de son apprentissage. Il aboyait des slogans antisémites, l'air absent, comme un débile mental. [...] Mais, quittant la théorie pour passer à la pratique, il s'engagea comme volontaire dans la SS ; il voulait monter au front. Quelques mois plus tard, il revint chez lui pour se marier. Échaudé par les crimes vus au front, il se servit d'une formule magique qui fonctionnait, afin d'échapper à la guerre durant quelques jours. Cette formule était la permission pour mariage.

Tout au fond d'un tiroir, ma grand-mère avait deux photos de son fils Matz, une photo de mariage et une photo de décès. [...] À peine était-il reparti au front que sa photo de décès arriva, montrant un soldat, le dernier des derniers, déchiqueté par une mine. Cette photo a la taille d'une main : un champ noir avec, au beau milieu, un drap blanc, et dessus, un tas humain de couleur grise. Sur fond noir, ce drap blanc a la taille d'un mouchoir d'enfant avec, au milieu du carré blanc, un drôle de dessin. [...]

Mon grand-père avait été soldat pendant la Première Guerre mondiale. Il savait de quoi il parlait, quand il répétait amèrement, au sujet de son fils Matz : hé oui, dès qu'on agite le drapeau, le bon sens dérape et file dans la trompette. Cette mise en garde visait aussi la dictature dans laquelle j'ai vécu ensuite. Des profiteurs, petits ou gros, on en voyait tous les jours avoir la raison qui filait dans la trompette. Quant à moi, je décidai de ne pas claironner.

[...]
Mais l'écriture a commencé par le silence, dans cet escalier d'usine où, livrée à moi-même, j'ai dû tirer de moi davantage que la parole ne le permettait. La parole ne pouvait plus exprimer ce qui se passait. Elle faisait à la rigueur des ajouts adventices, sans évoquer leur portée. Cette dernière, je n'avais d'autre ressource que de l'épeler en silence dans ma tête, dans le cercle vicieux des mots, lorsque j'écrivais. Face à la peur de la mort, ma réaction fut une soif de vie. Une soif de mots. Seul le tourbillon des mots parvenait à formuler mon état. Il épelait ce que la bouche n'aurait su dire. Dans le cercle vicieux des mots, je talonnais le vécu jusqu'à ce qu'apparaisse une chose que je n'avais pas connue sous cette forme.

[...]
Chaque mot dans la figure

en sait long sur le cercle vicieux
et ne le dit pas

La sonorité des mots sait qu'elle doit tromper, puisque les objets trichent sur leur matière, les sentiments sur leurs gestes. À l'intersection où convergent la tromperie des matières et celle des gestes vient se nicher la sonorité avec sa vérité forgée de toutes pièces. Dans l'écriture, il ne saurait être question de confiance, mais plutôt d'une franche tromperie.

[...]
À mon sens, les objets ne connaissent pas leur matière, et les gestes ignorent leurs sentiments, comme les mots ignorent la bouche qui les dit. Mais pour nous convaincre de notre propre existence, nous avons besoin d'objets, de gestes et de mots. Plus nous pouvons prendre de mots, plus nous sommes libres, tout de même. Quand notre bouche est mise à l'index, nous tentons de nous affirmer par des gestes, voire des objets. Plus malaisés à interpréter, ils n'ont rien de suspect, pendant un temps. Ils peuvent nous aider à convertir l'humiliation en une dignité qui, pendant un temps, n'a rien de suspect.

[...]
Pour ceux que la dictature prive de leur dignité tous les jours, jusqu'à aujourd'hui, je voudrais pouvoir dire ne serait-ce qu'une phrase comportant le mot "mouchoir". Leur demander simplement : AVEZ-VOUS UN MOUCHOIR ?

Se peut-il que cette question, de tout temps, ne porte nullement sur le mouchoir, mais sur la solitude aiguë de l'être humain ...

Traduction par Claire de Oliveira

© LA FONDATION NOBEL 2009
Les journaux ont l'autorisation générale de publier ce texte dans n'importe quelle langue après le 7 décembre 2009 17h30 heures de Stockholm. L'autorisation de la Fondation est nécessaire pour la publication dans des périodiques ou dans des livres autrement qu'en résumé. La mention du copyright ci-dessus doit accompagner la publication de l'intégralité ou d'extraits importants du texte.
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C'est avec des pincements de cœur que j'ai retranché des parties du texte de la conférence. Tout de même, les extraits choisis donnent une bonne idée de son contenu, à ce que je pense.

Un texte saisissant, poignant. Une pensée claire, des mots justes qui parlent. Et cette question lancinante:
AS-TU UN MOUCHOIR? AVEZ-VOUS UN MOUCHOIR? Ce mot qui ponctue le texte: mouchoir, MOUCHOIR.

Dans cette pièce de tissu, la vie... la peur... la mort... Émouvant!
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(1) Dans mon billet du vendredi, 9 0ctobre 2009, intitulé «Les dépossédés / Nobel de littérature 2009», j'ai présenté Herta Müller, ainsi que ces 3 romans traduits en français. Pour lire ce billet, cliquer ici ou faites une recherche sur mon site, à l'aide de Blogger ou de Google, 2 moteurs de recherche intégrés dans le site.
Merci de me lire, et me relire!
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