«Je préfèrerai toujours ma mère à la justice» - Albert Camus. Pierre Assouline a le mérite de situer cette phrase dans son contexte. Phrase bien connue, lancée à tous vents, répétée, reprise, interprétée à qui mieux mieux, tiraillée de tous bords et de tous côtés. Évidemment, quand on pense à sa propre mère, on comprend... Mais Albert Camus est un grand écrivain, un homme connu, une personnalité internationale, ce qu'il dit a du poids.
On sait que Camus, né en Algérie, a pris position sur la guerre d'Algérie et sur l'Algérie française. «Dénonciation du caractère "faciste" du FLN, soutien aux demandes de grâces des condamnés à mort algériens, ralliement à la politique d'intégration», rappelle Pierre Assouline. On pourrait ajouter un et caetera... etc.
Savez-vous quand, où et à quelle occasion -précisément- Camus a prononcé cette «petite phrase» qui allait le suivre jusqu'à aujourd'hui? jusqu'à vous et moi... ? Il fallait être dans le secret des dieux pour le savoir!
Dans la foulée de l'obtention du Prix Nobel de littérature, Albert Camus donne une conférence à la «Maison des étudiants» de Stockholm. C'était le 12 décembre 1957. Un seul journaliste est présent dans la salle, Dominique Birman, du journal Le Monde. Deux jours plus tard, il publie un compte rendu (sans trait d'union...). La presse internationale se lance sur cette phrase «Je préfèrerai toujours ma mère à la justice», qui se répand comme une traînée de poudre. Et voilà, c'est parti... la phrase court, court et court... Elle fait sensation! Dominique Birman a dû, d'ailleurs, produire la bande de son enregistrement pour confirmer ses propos. Camus avait bien prononcé cette phrase. On en cherche le sens. On lui en donne mille et un*.
Mais que s'est-il donc passé dans cette salle de conférence?
Un Algérien l'agresse en lui lançant à la figure cette accusation: «Vous avez signé beaucoup de pétitions pour les pays de l’Est mais jamais, depuis trois ans, vous n’avez rien fait pour l’Algérie ! (le reste se perd dans le brouhaha). L’Algérie sera libre !»
Sommé de répondre, blessé de voir un «visage de haine chez un frère», Camus répond:
«[...]
Je me suis tu depuis un an et huit mois, ce qui ne signifie pas que j’aie cessé d’agir. J’ai été et je suis toujours partisan d’une Algérie juste, où les deux populations doivent vivre en paix et dans l’égalité.
[...]Il m’a semblé que mieux vaut attendre jusqu’au moment propice d’unir au lieu de diviser. Je puis vous assurer cependant que vous avez des camarades en vie aujourd’hui grâce à des actions que vous ne connaissez pas. C’est avec une certaine répugnance que je donne ainsi mes raisons en public.
J’ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner aussi un terrorisme qui s’exerce aveuglément, dans les rues d’Alger par exemple, et qui un jour peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice.»
J’ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner aussi un terrorisme qui s’exerce aveuglément, dans les rues d’Alger par exemple, et qui un jour peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice.»
Albert Camus est un homme complexe, difficile à cerner, qui parlait alors d'une situation complexe, inextricable même -qui a changé, mais pas du tout au tout... La guerre d'Algérie, c'est encore un clair-obscur: à preuve, le livre de Laurent Mauvignier, «Des hommes», qui a pour toile de fond la guerre d'Algérie, et les remous qu'il a suscités en France, en 2009... (1)
Lors de la conférence de Stockholm, Carl-Gustav Bjürström -traducteur réputé de Camus-, était aux côtés de Dominique Birman. Il a apporté des précisions à Olivier Todd, qui préparait une biographie de Camus, au sujet la célèbre phrase: «Je préfèrerai toujours ma mère à la justice»
«Par la forme et par le fond, explique Carl-Gustav Bjürström, il a voulu dire: si c’est là ce que vous entendez par la justice, si c’est là votre justice, alors que ma mère peut se trouver dans un tramway d’Alger où on jette des bombes, alors je préfère ma mère à cette justice terroriste.»
Voilà qui est clair, désormais...«Par la forme et par le fond, explique Carl-Gustav Bjürström, il a voulu dire: si c’est là ce que vous entendez par la justice, si c’est là votre justice, alors que ma mère peut se trouver dans un tramway d’Alger où on jette des bombes, alors je préfère ma mère à cette justice terroriste.»
Pour (mieux) connaître Albert Camus: l'excellente biographie, de 1188 pages, de Olivier Todd, s'impose... chez Gallimard, (Poche).
«Albert Camus, une vie». En voici le descriptif.
«Camus fut algérien et algérois, journaliste, essayiste, romancier, dramaturge, metteur en scène, acteur... Avec cette biographie, sa personnalité apparaît dans toute sa complexité, grâce à de nombreux inédits dont sa correspondance.
Camus était charmeur et ombrageux, sincère et théâtral, plein de doutes et arrogant. Il voulait être aimé et y parvint souvent. Il cherchait à être compris et n’y parvint pas toujours. Il parla trop de bonheur pour être heureux et serein. Faut-il pour autant l’imaginer malheureux comme Sisyphe?
Dans sa vie privée et ses engagements publics, un Camus inattendu - souvent inconnu - surgit à travers ses prises de position politiques ou artistiques, ses amitiés et ses amours.
Camus reste inclassable, solitaire et solidaire, un frère ennemi de Sartre... Communiste puis anticommuniste, il connaissait le prix humain des idéologies. Il ne voulait être ni victime ni bourreau.
our lui, la souffrance n’avait pas de frontière mais les tyrans avaient toujours la carte d’un parti.
Déchiré par la guerre d’Algérie, Camus vécut aussi les amères victoires et les fécondes défaites de la justice et de la violence. Plus de trente-cinq ans (en 1996) après sa mort, celui qui prétendait ne pas être le Clamence de La Chute - ce juge pénitent qui se vouait à l’enfer ou au purgatoire - redevient un dangereux classique».
Camus était charmeur et ombrageux, sincère et théâtral, plein de doutes et arrogant. Il voulait être aimé et y parvint souvent. Il cherchait à être compris et n’y parvint pas toujours. Il parla trop de bonheur pour être heureux et serein. Faut-il pour autant l’imaginer malheureux comme Sisyphe?
Dans sa vie privée et ses engagements publics, un Camus inattendu - souvent inconnu - surgit à travers ses prises de position politiques ou artistiques, ses amitiés et ses amours.
Camus reste inclassable, solitaire et solidaire, un frère ennemi de Sartre... Communiste puis anticommuniste, il connaissait le prix humain des idéologies. Il ne voulait être ni victime ni bourreau.
our lui, la souffrance n’avait pas de frontière mais les tyrans avaient toujours la carte d’un parti.
Déchiré par la guerre d’Algérie, Camus vécut aussi les amères victoires et les fécondes défaites de la justice et de la violence. Plus de trente-cinq ans (en 1996) après sa mort, celui qui prétendait ne pas être le Clamence de La Chute - ce juge pénitent qui se vouait à l’enfer ou au purgatoire - redevient un dangereux classique».
Dangereux? Vous lirez, avec intérêt, l'entrevue de Olivier Todd publiée sur Paris (AFP), le 03 janvier 2010, intitulée «Camus est un écrivain dangereux». On l'admettra, Olivier Todd a de la suite dans les idées...
Je vous souhaite une bonne journée!
__
Psitt! C'était avant Internet... avant les blogues. Avant... À bon entendeur, salut!
Source principale: l'article «Camus: petite piqûre de rappel», de Pierre Assouline, sur son blogue publié sur lemonde.fr. L'article est ici.
(1) Laurent Mauvignier, «Des hommes». Je suis entrain de lire ce livre dont je pense le plus grand bien. Je vous en reparle.