«Un soupçon légitime», une nouvelle inédite de Stefan Zweig, vient d'être publiée chez Grasset. Traduite de l'allemand par Baptiste Touverey, le texte de 140 pages est suivi de l'original en allemand; l'occasion d'apprendre à déchiffrer quelques mots dans cette langue, à défaut de ne pouvoir les prononcer... Peu de temps avant cette publication, on annonçait la découverte d'un manuscrit inédit de Stefan Zweig. Grasset l'a publié sous le titre «Voyage dans le passé», une nouvelle d'une centaine de pages. Quant à nous, nous à voyagerons à rebrousse-temps, c'est-à-dire en commençant par la toute dernière nouvelle publiée, soit «Un soupçon légitime».
De ce grand auteur allemand, un immense nouvelliste, j'ai lu, et écouté, trois nouvelles: «Le Joueur d'échec», «Vingt-Quatre Heures de la vie d'une femme» et «La Confusion des sentiments» -pas nécessairement dans cet ordre...
Inoubliable! À lire et à relire, à toujours avoir à la portée de la main.
Inoubliable! À lire et à relire, à toujours avoir à la portée de la main.
Une tornade nommé John Charleston Limpley
Deux retraités, Betsy et son mari, mènent une existence paisible. Voilà que débarquent des voisins, John Charleston Limpley et Mrs. Limpley. John Limpley est le centre de gravitation de son entourage: un phénomène qui attire à lui toutes les masses corporelles environnantes. Jugez par vous-même…
Un homme débordant de vitalité, enthousiaste, bavard, il s’attache à vous et ne vous lâche pas d’une semelle. De surcroît, il est d’une bonté sans faille -pour mieux dire: d’une bonasserie à faire pâlir tous les candidats à la sainteté. Sympathique au cube…
Bref, John Charleston Limpley est un homme hyperactif, envahissant, «une tache de graisse»… «une mouche collante».* C’est l’homme de la démesure! «In medio stat virtus»: connaît pas, jamais vu… jamais entendu parler.
Deux retraités, Betsy et son mari, mènent une existence paisible. Voilà que débarquent des voisins, John Charleston Limpley et Mrs. Limpley. John Limpley est le centre de gravitation de son entourage: un phénomène qui attire à lui toutes les masses corporelles environnantes. Jugez par vous-même…
Un homme débordant de vitalité, enthousiaste, bavard, il s’attache à vous et ne vous lâche pas d’une semelle. De surcroît, il est d’une bonté sans faille -pour mieux dire: d’une bonasserie à faire pâlir tous les candidats à la sainteté. Sympathique au cube…
Bref, John Charleston Limpley est un homme hyperactif, envahissant, «une tache de graisse»… «une mouche collante».* C’est l’homme de la démesure! «In medio stat virtus»: connaît pas, jamais vu… jamais entendu parler.
Si vous rencontrez un phénomène semblable, vous pourrez dire:
«C'est un Limpley!»
«C'est un Limpley!»
La trame de «Un soupçon légitime»
Par son comportement excessif John Charleston Limpley épuise sa femme, épuise ses voisins… il vous épuisera*.
Pour canaliser son trop plein de tout... Betsy lui offre un chiot, car elle n’en peut plus de le supporter: c'est l'enclenchement du drame.
John jette alors tout son dévolu sur Pronto. L’animal, habitué aux cajoleries et à la prévenance de son maître qui satisfait ses moindres caprices, deviendra le maître de son maître. Les rôles sont inversés. Pauvre Betsy, elle croyait bien faire… Ne pouvant supporter cette relation «inversée», elle prend ses distances avec le couple Limpley. On la comprend!
Sur les entrefaites, après des années d’attente, Mrs. Limpley devient enceinte et donne naissance à une fille. Désormais, l’heureux mari et papa se consacre, tout entier, à sa femme et à sa petite fille. Toujours aussi excessif….
Il délaisse Pronto: sauf que le chien gâté, devenu capricieux, ne l’entend pas de cette oreille. Il devient jaloux, et finira par éprouver de la rancœur pour Limpley et sa petite fille, qui lui volé l’affection de son maître.
«Le drame qui va survenir est d’autant plus tragique qu’il reste inexpliqué». (Grasset)
Pour canaliser son trop plein de tout... Betsy lui offre un chiot, car elle n’en peut plus de le supporter: c'est l'enclenchement du drame.
John jette alors tout son dévolu sur Pronto. L’animal, habitué aux cajoleries et à la prévenance de son maître qui satisfait ses moindres caprices, deviendra le maître de son maître. Les rôles sont inversés. Pauvre Betsy, elle croyait bien faire… Ne pouvant supporter cette relation «inversée», elle prend ses distances avec le couple Limpley. On la comprend!
Sur les entrefaites, après des années d’attente, Mrs. Limpley devient enceinte et donne naissance à une fille. Désormais, l’heureux mari et papa se consacre, tout entier, à sa femme et à sa petite fille. Toujours aussi excessif….
Il délaisse Pronto: sauf que le chien gâté, devenu capricieux, ne l’entend pas de cette oreille. Il devient jaloux, et finira par éprouver de la rancœur pour Limpley et sa petite fille, qui lui volé l’affection de son maître.
«Le drame qui va survenir est d’autant plus tragique qu’il reste inexpliqué». (Grasset)
Des extraits de la nouvelle
«Humainement Limpley était irréprochable. Il était débonnaire jusqu'à l'excès, il était altruiste et d'une obligeance telle qu'il fallait à chaque instant décliner ses offres de service, de surcroît il était honnête, loyal, ouvert et loin d'être bête. Mais ce qui le rendait difficile à supporter, c'était sa façon bruyante et sonore d'être heureux en permanence. Ses yeux embués rayonnaient toujours de satisfaction, à propos de tout et de tout le monde. Ce qui lui appartenait, ce qui lui arrivait était splendide, était wonderful; son épouse était la meilleure épouse du monde, ses roses les plus belles roses, sa pipe la meilleure pipe avec le meilleur tabac. [...].
Dans l'état de constante ébullition où le mettait son vain enthousiasme pour des choses tout à fait insignifiantes, indifférentes et allant de soi, il éprouvait le besoin de justifier et d'expliquer de long en large tous ces banals ravissements. Le moteur bruyant qui tournait en lui ne s'arrêtait jamais. [...].
Ses larges mains couvertes de taches de rousseur étaient, comme son grand cœur, toujours intrusives. Il ne se contentait pas de flatter le flanc de chaque cheval et de caresser chaque chien, même mon mari, qui avait pourtant un bon quart de siècle de plus que lui, devait consentir, lorsqu'ils étaient assis confortablement l'un à côté de l'autre, à ce que, dans sa candeur canadienne de bon camarade [c'est moi qui rougis... quoique à bien y penser...] il lui tapât sur les genoux.
Parce que son cœur chaleureux, qui débordait, et donnait l’impression d'exploser sans cesse de sentiment, le rendait altruiste, il s'imaginait que pour tout le monde l'altruisme allait de soi, et il fallait déployer des trésors de ruse pour se soustraire à son oppressante bonhomie.
Il ne respectait ni le repos ni le sommeil de qui que ce soit, parce que, dans son trop-plein d'énergie, il était incapable d'imaginer qu'un autre pût être fatigué ou de mauvaise humeur, et on aurait secrètement souhaité assoupir, au moyen d'une injection quotidienne de bromure, cette vitalité magnifique, mais guère supportable, afin de la faire revenir à un niveau normal.
Il m'arriva souvent de choquer mon mari en lui faisant remarquer que, lorsque Limpley était assis une heure chez nous -en réalité, il ne restait pas assis, mais n'arrêtait pas de se relever d'un bond pour parcourir en trombe la pièce de long en large-, d'instinct la fenêtre s'ouvrait toute seule, comme si l'espace avait été surchauffé par la présence de cet homme dynamique qui avait en lui quelque chose de barbare. Tant qu'on se trouvait en face de lui et qu'on regardait ses yeux clairs, bons, et même débordants de bonté, il était impossible de lui vouloir du mal ; ce n'était qu'après, à bout de force, qu'on éprouvait l'envie de le vouer à tous les diables.
Jamais avant de faire la connaissance de Limpley les personnes âgées que nous sommes ne s'étaient doutées que des qualités aussi estimables que la bonhomie, la cordialité, la franchise et la chaleur des sentiments pouvaient vous pousser au désespoir. [...]
La femme de Limpley n'était pas malheureuse du tout, ou plutôt elle avait cessé de l'être. Elle était devenue incapable de ressentir clairement quoi que ce soit, engourdie et épuisée qu'elle était par cette débauche de vitalité. Le matin, lorsque Limpley se rendait à son bureau et que s'évanouissait son ultime "au revoir", à la porte du jardin, je l'observais qui commençait par s'asseoir ou s'allonger, sans rien faire, seulement pour jouir de cette situation inhabituelle, la tranquillité autour d'elle. Et toute la journée, ses mouvements gardaient l'empreinte légère de la fatigue.
Ce n'était pas facile d'engager la conversation avec elle, car à vrai dire, pendant ses huit années de mariage, elle avait presque perdu l'usage de la parole. Elle me raconta un jour les circonstances de leur union. Elle habitait chez ses parents à la campagne, il était passé par là lors d'une excursion et, dans sa sauvage exubérance, s'était fiancé avec elle et l'avait épousée sans qu'elle sache vraiment qui il était et quel métier il exerçait au juste. Pas un mot, pas une syllabe de cette femme paisible et aimable n'indiquaient qu'elle ne fût pas heureuse, et pourtant mon instinct féminin devinait bien, à son air évasif, où résidait le véritable drame de ce mariage.
La première année, ils avaient attendu un enfant, la deuxième et la troisième aussi; puis, au bout de six ou sept ans, ils avaient perdu espoir et désormais ses journées étaient trop vides et ses soirées, à l'inverse, trop remplies de la tonitruante agitation de son époux.
"L'idéal, pensais-je, à part moi, serait qu'elle adopte un enfant, ou bien elle devrait faire du sport ou chercher une activité quelconque. Cette oisiveté ne peut que la mener à la mélancolie, et cette mélancolie, à son tour, à une sorte de haine contre la gaieté provocante de son mari, qui épuiserait tout être humain normal. Il faudrait quelqu'un ou quelque chose autour d'elle, sans quoi la tension sera trop forte."» [(c) Grasset, extraits tirés de BibliObs].
En complément à mon billet, je vous propose d'aller faire un tour sur le site de BibliObs pour lire le dossier sur Stefan Zweig. Je vous conseille, particulièrement:
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* Psitt! Criez-lui des bêtises! Envoyez-le à tous les diables! C'est un excellent exercice de défoulement... Comme dirait Aristote lui-même (ou presque...), c'est une bonne façon de vous purger des frustrations causées par «un Limpley» de votre entourage. Celui que le «boss» aime tant... À moins que ce soit votre beauf...
En complément à mon billet, je vous propose d'aller faire un tour sur le site de BibliObs pour lire le dossier sur Stefan Zweig. Je vous conseille, particulièrement:
- Stefan Zweig, les raisons d'un succès - «Femmes, il vous aime», par Baptiste Touverey;
- Match au sommet - «Quand Zweig rencontre McEwan», par Étienne Ducroc;
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* Psitt! Criez-lui des bêtises! Envoyez-le à tous les diables! C'est un excellent exercice de défoulement... Comme dirait Aristote lui-même (ou presque...), c'est une bonne façon de vous purger des frustrations causées par «un Limpley» de votre entourage. Celui que le «boss» aime tant... À moins que ce soit votre beauf...